Combien de temps comptait-elle encore se fourvoyer
Pour combien de temps encore prévoyait-elle de faire semblant
de jouer les innocentes, les étrangères
alors que les rouages et les gangrènes de la ville qui régissaient la ville ne lui étaient déjà plus inconnus ?

— Ce serait sans doute plus facile si les choses restaient telles quelles. »

La pression sur leurs doigts entremêlés fut là pour lui rappeler que la distance qu'ils s'imposaient ne demeurait plus que dans leur discours. Que nulle-part ailleurs la splendide étrangère et le mystérieux inconnu n'existaient, peu importe à quel point ils avaient essayé de les maintenir en vie.

— Tu ne fais que retarder l'échéance, je finirai par tout découvrir. »

Peu importe si c'était demain, dans une semaine ou un mois.
Elle prendrait un an, même, s'il le fallait.

— Je veux que ce soit toi. »

Les mots franchirent ses lèvres dans un murmure ; comme si le formuler trop fort risquait de faire entendre ce que son corps et sa tête hurlaient à l'unisson.
Sa main libre alla chercher le visage de Stelian, un geste téméraire et désespéré.

— Je ne veux pas l'apprendre dans les médias, je ne veux pas que quelqu'un m'envoie un courrier anonyme me racontant pourquoi j'avais raison de me méfier. »

Du bout des doigts elle vint lui caresser la joue, lui intimant de soutenir son regard plus déterminé maintenant que les masques étaient tombés et qu'ils avaient fini de jouer. Et de l'autre côté, elle n'avait pu se retenir de serrer sa main dans la sienne, dans un geste qui disait
Reste.

— Tiens ta promesse, Stelian, et dis-moi à quel point c'est une erreur de vouloir que tu restes. »

D'abord il y eut la surprise
un peu de confusion quand il se leva - rompit le contact qu'elle avait hésité à amorcer
(qu'elle commençait déjà à regretter)
Puis la confusion - et nécessairement la colère
encore la colère

— Bloody hell, quel est ton problème, Stelian ? Éclaire-moi, je n'arrive plus à suivre. »

Emma ne jurait jamais-
Mais elle n'avait jamais encore ressenti le besoin de le faire comme ce fut le cas ce soir.

Elle bondit du canapé à son tour mais resta de son côté,
comme s'il constituait une barrière entre elle et la limite à ne pas franchir pour ne pas laisser échapper le courroux qui la brûlait de l'intérieur.

— Tu as juré que tu me dirais la vérité- et je n'en voulais pas à la base, mais tu m'as poussé à te demander (ah, elle avait même failli supplier) et maintenant que tu as eu ce que tu voulais, tu n'es même pas capable d'assumer ? »

Mais il y avait quelque chose chez Stelian - cette fois là, et les autres aussi - qui faisait bouillir en elle un sentiment d'impuissance comme elle n'en avait jamais ressenti jusqu'alors. Une impuissance face à son propre corps, sa propre tête, elle qui la poussait, malgré elle, à s'asseoir sur sa bonté.
À l'étouffer, si cela pouvait signifier se libérer de l'emprise qu'il tenait trop serrée.

— Je savais que tu étais un menteur et un manipulateur. Mais un lâche, ça, c'est une vraie surprise. »

Et pour la première fois depuis que sa vie avait pris la pente descendante, Emma-Serah sentit quelque chose se réveiller au creux de son être ; là où l'absence et l'apathie régnaient en maîtres, elle sentit gronder la rage et la haine.

— Que lui as-tu dit à Medea, ce soir-là ? Tu lui as donné, la vérité ? Ou c'est un de tes mensonges qui l'a tuée ? »

— Tu dois être parti bien loin dans ton ego-trip pour imaginer une seule seconde que j’ai besoin de ta permission pour hausser le ton. »

Elle avait été cruelle de mentionner à nouveau le nom de la femme qu’il avait perdue - celle qu’il aimait et qui n’était plus.
Elle l’avait fait une fois et elle avait vu à quel point cela pouvait l’affecter ; elle aurait été prête à s’excuser, ce soir, si les choses n’avaient pas fini par déraper.

— Pardon, c’est moi l’hypocrite ? Rappelle-moi lequel de nous deux s’est imposé chez l’autre pour faire la paix ? Qui est en train de revenir sur sa parole ? Qui a juré de dire la vérité ? »

Elle passa les mains dans ses cheveux, exaspérée, tira sur une poignée pour s’empêcher de se mettre à hurler.
Au lieu de ça elle éclata de rire – ah, qu’elle avait été stupide de croire une seconde à la possibilité d’une armistice.

— Mon chateau enchanté ? Depuis combien de temps tu la retenais, celle-là ? De quoi crois-tu avoir l’air, toi-même, avec ton champagne et tes fleurs ? »

Goujat – de la pire espèce.
Les grands méchants loups déguisés en princes charmants.

Elle regretta d’avoir été puérile au point de répondre à des insultes aussi basses que terre. Et alors qu’il s’approchait, que le garde-fou qui les protégeait respectivement ployait sous le poids d’une tension bâtie par les non-dits, Emma-Serah resta immobile.

Refusa de lui octroyer le plaisir de la voir choir alors qu’en elle demeurait encore l’espoir que les choses ne se passent pas encore comme ça.

— Oh, il faut se battre, vraiment ? Mais ce n’est pas moi qui rompt mes promesses lorsqu’arrivent les questions qui fâchent. »

Elle refusait de l’admettre mais elle aurait aimé qu’il la laisse entrer. Qu’il ne la repousse pas chaque fois qu’elle cédait à l'envie de lui tendre une main ; qu’il accepte cette attraction certaine qui les ramenait chaque fois l’un vers l’autre – inlassablement, semblait-il, même quand l’irréparable avait été dit.
Mais cette fois était peut-être différente
cette fois était sans doute la dernière fois.

— Et n’est certainement pas moi qui ai préféré t’embrasser pour te faire taire, plutôt qu’avoir le courage de t’affronter. »

Cette fois il y avait peut être trop d’histoire
Trop d’implication personnelle, trop de rancoeur d’un côté et de l’autre pour sauver ce qu’il restait de leur relation – si l’on pouvait la qualifier de telle.

— Ne me parle pas de me battre quand tu ce que tu as fait jusqu’à présent c’est fuir. »

Sa première erreur fut de reculer alors qu'il se dirigea vers elle. Emma-Serah trouva le mur plus rapidement qu’elle ne l’avait anticipé, incapable de détourner le regard de Stelian, enveloppé dans une aura menaçante qui asseyait une pression sur elle qui la fit réfléchir avant de parler.

Emma leva une main qui alla heurter le torse de Stelian, l'empêchant d'approcher plus près que de raison. Mais il n'en fit rien, se contenta de s'arrêter à une distance convenable.
Elle regretta, presque, qu'il ne se mette pas à crier.

— Ca suffit Stelian, arrête sa voix n'était qu'un murmure, trop faible pour laisser voir qui de la peur ou la frustration gagnait sur l'autre. Arrête d'essayer de m'effrayer. »

Arrête tu vas finir par y arriver.

Elle fit un pas à son tour, priant pour que ses jambes tremblantes ne trahissent pas l'effroi que provoquait son regard sur elle.
Que la pression qu'il asseyait sur elle l'affectait plus que de raison, Emma-Serah qui pourtant s'était préparée à ce genre de confrontations.

— Arrête m'impliquer à moitié, d'être honnête quand ça t'arrange ou seulement quand il faut alimenter la narrative du grand méchant gangster que je dois redouter si je tiens à la vie. »

Le ton n'était sans doute pas le bon mais Emma était fatiguée
fatiguée de danser sur les charbons ardents sans savoir quand le calvaire allait finir
(si le calvaire allait finir)

Mais la vérité, c'était qu'elle ne savait plus ce qu'elle voulait.
Elle avait beau se mettre à crier, elle avait perdu le fil de ses pensées.
Ses aspirations, ses désirs, son jugement– tout avait changé en l'espace de quelques mois, retourné par l'intensité des événements, les renversements dans les plans.
Mais il lui restait encore trop de fierté mal placée pour l'admettre, trop d’enjeux
trop de conséquences à assumer pour se permettre de le formuler.

— Qu'est ce qui t'obsède comme ça chez moi ? Qu'est ce qui t'empêche de mettre tes menaces à exécution ? Je ne suis personne, comme tu l'as si bien dit. Si c'est juste un caprice- si je suis juste qu'un caprice, qu'est ce que tu fais encore là ? »

L'étiquette voulait qu'elle parvienne à rester calme et se contrôler
que la grande dame qu'elle était puisse réfréner les ardeurs qui faisaient trembler son être tout entier.

— Qu'est-ce que c'était, tout ce cinéma quand tu es arrivé ? Étais-tu au moins sincère quand tu t'es confié ? ? »

Elle aurait aimé baisser d'un ton, aimé savoir régler les conflits avec modération
mais Emma était de ces tempéraments explosifs incapables de faire preuve de retenue, là, quand elle ne savait plus à quoi se fier.
Mais même quand la rage alimentée par la confusion brûlait dans tout son être, elle ne pouvait empêcher la lueur brillante de la déception - celle de la femme bafouée et manipulée derrière la sorcière.

— Ou alors était-ce juste pour me manipuler ? »

Celle qui s'accrochait encore à l'espoir qu'elle ne s'était pas trompée.

Emma-Serah savait, au fond d'elle, que le pire de ses défauts avait toujours été sa naïveté.
Elle avait appris à se méfier, tant le trait n'était pas inné ; mais elle avait un naturel puissant contre lequel elle ne savait pas lutter quand elle n'était plus entravée par les chaînes des convenances.

— Ça te rend heureux de savoir que ça a marché ? Que tes manipulations ont payé ? Son Altesse Royale a fini par ployer devant toi, tu es satisfait ? encore, toujours le feu brûlait dans son regard. Félicitations Mr Phoenix, vous avez gagné. »

Et elle,
elle n'avait plus rien à perdre.
La réalisation lui arracha un éclat de rire. Sans une once d'hilarité et juste de l'hystérie, face à la crédulité dont elle avait fait preuve jusqu'à présent. Celle-là même qui lui avait crevé les yeux pour ne pas faire face à l'évidence, qui lui avait fait oublier qu'il y avait longtemps déjà qu'elle était tombée.

— Tu sais le plus dramatique dans tout ça ? C'est que j'avais envie d'y croire. »

Sincèrement naïvement profondément envie

C'était arrivé un peu avant la danse des azalées, et ça n'était jamais vraiment retombé. Ah, elle avait même tenté de se persuader, vilaine menteuse, qu'elle n'était pas affectée -qu'elle n'y avait pas pensé, qu'elle n'avait pas imaginé
ce qu'il se serait passé
s'il l'avait laissée entrer.

— J'avais envie de croire que ce n'était pas pour toi, qu'il y avait du vrai dans ce que tu m'as montré tout à l'heure- que tout perdre m'avait au moins donné droit à un peu d'honnêteté. »

Avec toi- mais surtout envers moi.

Elle ferma les yeux, ravala les larmes qui menaçaient de faire briller ses yeux.
c'était dramatique, ah
de nourrir autant d'espoir, Emma.

— Mais on fait tous des erreurs, n'est-ce-pas ? La mienne a été d'espérer que tu valais mieux que ça. »

La princesse, sans baisser le menton, ramassa les affaires qui n'étaient pas à elle et les lui fourra dans les bras, profitant du geste pour le pousser vers la sortie, où demeurait encore le bouquet de roses intact.

— Mais vous autres gangsters vous êtes exactement tels qu'on vous décrit : des monstres et des lâches, incapables de se battre pour résoudre des problèmes. Mais à quoi bon, c'est vrai ! Puisque c'est tellement plus facile de s'en débarrasser. »

La situation aurait pu être bien différente si seulement ils s'étaient écoutés. S'ils avaient mis leur fierté de côté, s'ils avaient fait preuve d'humilité.
Mais ils étaient trop Stelian et Emma-Serah, trop enfoncés dans leur intensité respective pour laisser place à l'autre quand les enjeux et l'implication étaient si grands.

Alors ils avaient crié les mots cruels qui dépassaient la pensée, et rien ni dans les regards enflammés ni les pas saccadés ne savaient témoigner des regrets qui couraient là sous la peau brûlante. Ils étaient ridicules à danser ainsi, en se marchant sur les pieds sans essayer de se synchroniser ; et il y en avait aucun à blâmer plus que l'autre, hélas.
Quand bien même ils étaient persuadés l'un comme l'autre d'avoir été celui qui avait (le plus le mieux) essayé.

Emma se heurta à Stelian comme à un mur - solide et impénétrable. Elle leva les yeux, eut la crainte pendant un instant que son langage corporel la trahisse, avec la façon qu'elle avait d'arrêter de respirer lorsqu'il se tenait trop proche. Mais il n'y avait rien de l'autre côté qui avait à voir avec le gentleman qui avait franchi le pas de la porte plus tôt dans la soirée.

— Stelian. »

Sa voix sonna comme un avertissement tandis qu'elle fermait le poing pour s'empêcher d'en dire plus - avoir la décence de penser deux fois avant de lui lancer une nouvelle remarque acerbe.
Elle lui implorait presque de s'arrêter et partir sans se retourner ; d'épargner ce qu'il restait de leur relation, même si ce n'étaient que des ruines et que le temps se chargerait de les réduire en poussière, elles aussi.

Mais les phrases assassines continuèrent de s'abattre sur elle.

— Arrête. »

Une par une, pour fracasser ce qu'il lui restait encore d'affect et d'espoir.

Arrête. Arrête. Arrête.

Elle avait les yeux embués, quand enfin elle eut la force de bouger.
D'un geste bref elle avait envoyer sa paume ouverte claquer contre la joue de Stelian, avec tant d'intensité qu'elle avait laissé dans son sillage une trace rosée sur la peau pâle.

— Va au diable. »

Profitant de l'effet de surprise et de l'adrénaline, Emma-Serah lui asséna un coup final sur le torse avant de claquer la porte d'entrée. Au dos de cette dernière, elle fit face à son reflet - les yeux rougis par les larmes qui avaient fini leur course le long de ses joues enflammées. Elle les essuya d'un geste de la main, mais d'autres vinrent les rejoindre.
Et alors Emma s'écroula au sol, le visage enfoui dans les mains, secouée par des sanglots injustifiés, sans trouver le moyen de les arrêter.

Depuis le deuxième étage ce soir-là, on vit s'envoler les quarante-huit roses avnt qu'elles ne s'écrasent sur le bitume ; seuls vestiges d'une lamentable armistice que personne n'avait su honorer.