le moindre fait et geste, chaque déplacement, chacune de ses paroles : Emma-Serah Hottenberg était dès lors devenue une obsession douce et sinueuse dans l'esprit calculateur de Stelian. Un divertissement aux courbes enchanteresses et doté d'un répondant inédit : le chef des Dragons n'avait rien oublié de la tâche qui lui incombait. Reconstruire l'oeuvre décrépie du plus ancien gang encore à l'oeuvre, asseoir son autorité incontestable il le croyait, et ne pas s'égarer dans les jeux amoureux.

elle n'était, tout au plus, qu'un nom parmi d'autres sur une liste définie de gens à abattre, obstacles à son accession au pouvoir suprême dans la ville : il se croyait Roi, sans le moindre doute. Elle n'était que Cavalier fougueux et ingénu dans cette jungle ambiante, et c'était dans son innocence qu'elle offrait le plus grand plaisir aux prédateurs - il la sous-estimait, par essence, puisqu'il se plaçait lui-même au-dessus du reste du monde.

Stelian avait attendu, patiemment - et ses accès d'agacement s'étaient soldées sur les membres les plus insignifiants, entre missions quasi-suicidaires et quêtes d'informations qu'il avait déjà en sa possession. Il ne manquait pas de cruauté, avant toute chose, mais n'était certainement pas sadique. C'était là un moyen de s'assurer de son contrôle entier sur des membres choisis au hasard - il en ferait une généralité et rassurerait son égo jamais fragilisé.

Dès lors qu'il fut prévenu de l'entrée d'Emma-Serah Hottenberg dans le salon de thé, Stelian calcula exactement une heure et treize minutes avant de faire son entrée - il s'était habillé plus simplement encore que la première fois, avait négligé - expressément - les deux premiers boutons de sa chemise noire - un rien froissé, et tous ses vêtements avaient été empruntés à son frère jumeau, sans grand consentement.

Quelle coïncidence, que de se retrouver juste derrière elle.

— oh, vous ici.

Stelian avait prit une seconde de fausse hésitation, ne pas afficher qu'il ne l'avait oublié en rien pour seul but, et sa voix claire mimait une surprise qu'on ne lui connaissait pas. Il n'ajouta rien, pas avant d'être coupé par le serveur qui lui servit un thé noir sans sucres, et parlait délibérément trop fort.

— Monsieur Phoenix ? Voici votre thé, comme d'habitude.

Il tiqua brièvement à l'appellation de son nom de famille - ça n'était pas dans le contrat.
Stelian appuya son regard sur le barista pour le remercier - s'assurer de son silence aussi, confirmer la jolie liasse de billets qu'il avait fait envoyer en accompagnement des instructions de surveillance de la jeune femme en face de lui. Et instaurer une fausse cérémonie, en prime.

Il lui offrit toute son attention, après un signe bref de la tête - un autre - qui remerciait publiquement l'employé du salon de thé.

— vous êtes une habituée ? je ne vous ai jamais vue ici.

Il posa quelques pièces de monnaie sur le comptoir, en guise de pourboire, mais ne détourna jamais son regard de celui hypnotique d'Emma-Serah, sauf pour une seconde accordé à l'employé.

Il n'offrit pas le thé pris par Emma-Serah : il ne la rabaisserait pas aussi facilement, à dépendre déjà de lui - ça viendrait plus tard.

— merci beaucoup, Clyde.

Le serveur ne s'appelait pas Clyde, mais cela n'avait aucune importance, il ne portait aucun badge.

— alors ? Comment se poursuit votre séjour à Ellipse ?

Il prit une gorgée du thé qu'il n'avait pas commandé, et réprima le dégoût que lui inspirait une boisson sans goutte d'alcool - que c'était fade.

— je dois vous avouer qu'il m'est arrivé de penser à vous, ces derniers jours. Notre entrevue m'a laissé un souvenir très agréable.

Et Stelian ne doutait pas de la réciproque : alors il lui céda ce premier faux pas.

Stelian sentait la chaleur du thé brûlant entre ses doigts, dévorant le visage parfait d'Emma-Serah d'un air calme ; il ne lisait pas grand chose sur ses traits, il n'était pas aventureux de juger le caractère strict de son éducation, rien que son prénom l'évoquait à lui seul. Ses manières, le ton cristallin de sa voix, tout en elle respirait la noblesse anglaise, quand bien même tout Ellipsien n'avait que peu d'informations à ce sujet - et que toutes venaient des seuls médias autorisés à communiquer dans la ville.

Il regarda sa montre et constatant qu'il lui restait bien deux bonnes heures avant la convocation qu'il avait donné aux membres du gang, il n'hésita pas longtemps avant de suivre Emma-Serah à sa table.

— je saurais me libérer pour vous, j'ai un peu de temps devant moi.

Son sourire était fiévreux, mais rassurant pour quiconque ne cherchait pas plus loin dans le déchiffrage de ses expressions - il ne laissait jamais place à l'imprévu, chaque geste, chaque parole, tout était bien ordonné, à la fois dans son esprit et dans un timing serré.

Il prit le siège en face de la jeune femme, et posa négligemment la veste à son bras sur le dossier. Il s'enfonça au fond du fauteuil en velours, et avait laissé le gobelet à emporter sur le comptoir pour demander à être servi à table - celle de la plus belle femme du salon de thé, sans le moindre doute.

— je ne vous ferai pas de mystères, j'ai le temps que je veux bien m'accorder. J'ai monté mon entreprise à la fin de l'université. Et après presque dix ans, c'est le privilège d'être son propre patron.

Stelian avait dans l'idée, un peu facile, que parler de lui et délivrer spontanément des éléments de sa vie éviteraient de susciter une curiosité mal placée chez ceux qu'ils rencontraient. Quand bien même il s'excitait d'une certaine manière à provoquer l'intérêt d'Emma-Serah, il ne pouvait pas encore jouir du privilège d'une nouvelle rencontre, hasardeuse ou non, alors il considéra rapidement qu'il ne fallait plus perdre de temps.
Avant de doucement planter ses griffes le long de sa peau satinée.

— Je ne me voyais pas travailler pour quelqu'un d'autre que moi-même, alors je me suis tourné sans grande hésitation vers des études de finance et de management.  

Le serveur - un autre - interrompit l'échange entre eux deux et déposa un plateau en argent, sur lequel reposaient la tasse de porcelaine, le sachet de thé noir à l'intérieur, et la petite carafe d'eau brûlante. Il congédia machinalement le serveur sans lui adresser le moindre regard, et versa lui-même le liquide chaud dans la tasse.  

— et mon entreprise étant suffisamment prospère, je ne me vois pas risquer de quitter la ville maintenant. Peut-être un jour.

Ne surtout pas fermer la moindre porte - c'était bien la quête de pouvoir qui animait Stelian, depuis des années. Mais il n'ambitionnait pas à la folie, à croire des choses irréalisables et extravagantes. Il demeurait pragmatique et lucide sur la situation à Ellipse.

— En rapport à votre question de l'autre jour.

Sur ce qui nous retient entre les murs invisibles de cette ville - la vision la plus jolie du tableau laid à vomir.
Il adressa un nouveau rictus tendre en direction de l'étrangère, et approcha ses lèvres du rebord chaud de la tasse.

— je vous l'ai dit : j'ai pensé à vous, plusieurs fois.

Stelian reposa tranquillement sa tasse de thé, et détendit le haut de son corps en posant ses coudes sur chacun des accoudoirs.

— à moi de vous demander maintenant : pourquoi avez-vous mis les pieds dans un endroit pareil ?

Le PDG ne put s'empêcher d'arquer un sourcil aux raisons qui avaient poussé Emma-Serah à quitter son pays natal, et la simple mention de ces deux petits mots la curiosité l'ennui lui suggéra qu'elle n'était peut-être pas qu'une simple journaliste au physique avantageux ; un pressentiment qu'il tut bien vite, soucieux de redémarrer la discussion sans trop laisser de place à sa propre situation familiale.

— pas exactement, non. Mes parents sont décédés et j'ai un frère. Rien de très intéressant, je vous l'assure.

Il baissa brièvement la tête et l'air mutin qu'il affichait ne masquait rien de la curiosité suscité chez lui : un être aussi flegmatique et abrupt que Stelian ne lâchait jamais l'affaire lorsque l'on parvenait à réveiller ses instincts de chasseurs les plus primeurs.

— en tout cas, pas autant que ce qui semble avoir provoqué votre arrivée à Ellipse. Envisager la ville comme la meilleure des solutions est... étrange.

Il avait cherché une étrangère fantaisiste et imprudente, il décelait en ce moment-même une femme en quête d'autre chose, un rien qui tromperait ses fêlures pour se reconstruire en terre inconnue, vierge de tout jugement - il n'en afficha rien, mais peinait à imaginer une femme comme elle capable de commettre ce genre de choses.

— mais je vous laisserai m'en parler quand nous serons plus... intimes.

Il ne posait même pas la question, la réponse semblait évidente et il s'amusait des réactions à ce genre de déclarations prononcées sans la moindre hésitation.
Elle lui fit écho, quelques secondes, avant qu'il ne reprenne une gorgée de thé supplémentaire.  

— alors comme ça, vous êtes journaliste ? Effectivement, vous avez dû voir beaucoup de choses étonnantes, dans votre métier.

Ce fut calmement qu'il reposa la tasse de thé noir sur la soucoupe, et qu'il fit un mouvement vers l'avant.

— Mais sûrement jamais aussi surprenantes que ce que vous verrez ici.  

Il exprima un rire sans grande hilarité, et revint au fond de son siège, le regard évadé sur le reste de la salle un instant, passant une main sur ses propres lèvres.

— Je serai curieux de savoir quel est votre sujet de prédilection, en ce moment ? Vous n'êtes pas en ville depuis très longtemps, si j'ai bien compris, alors qu'est-ce qui peut bien intéresser une jeune femme telle que vous ?

Stelian s'enfonça à nouveau dans le siège de cuir, sans se départir du rictus narquois qui le définissait inlassablement. Il fit tourner son doigts sur le rebord de la soucoupe d'un air las, plongé dans des réflexions intimes qu'il ne dévoilerai pas spontanément à une inconnue - une étrangère.

Il saisissait la pureté en elle, celle de n'être pas assez familière avec l'environnement corrompu de la ville, et naïvement il la plaçait exempt de toute forme de vice - la première erreur fut celle-ci.  

Stelian - Carter leva brièvement son regard glacé vers elle et il agrandit légèrement son sourire.

— je ne suis pas quelqu'un de peureux, sachez-le. Et je ne laisse que peu de place au hasard, aussi.

Il interrompit toute parole pour la cerner intensément, tenter de déchiffrer ce qui se dissimulait sous des traits si dessinés, si parfaits, taillés sur-mesure comme chaque geste, chaque parole qu'elle délivrait depuis leur première rencontre.

Stelian ne croyait pas au hasard, et il était persuadé qu'elle non plus. Que tout ça n'était qu'un jeu, dont il fut l'instigateur crédule tombé pour la beauté d'une photographie et d'un portrait dépeint avec trop peu de détails - il sut, dès l'instant où les lèvres charnues d'Emma-Serah Hottenberg avaient délivré les premiers mots, qu'elle n'était pas qu'une trop belle femme dans l'incandescence de sa jeunesse et l'ivresse d'une terre inconnue.
Elle n'était pas comme les autres.
Et lui non plus.  

— dites-moi, Emma-Serah.

Il tapota la table de son index, et rapidement s'accouda sur la table, son menton frôlant ses mains jointes l'une dans l'autre.
Il avait laissé l'instinct le gagner, et changea de tactique - ça se voyait - quand bien même ce n'était pas de l'ordre de l'imprévu, simplement une alternative différente selon le ton que prenait l'échange avec sa douce proie.  

— Combien de temps allons-nous jouer à ce jeu ?

Il avait l'audace en principal moteur et Stelian ne doutait jamais de ses capacités à séduire, charmer les autres - il avait été doté d'un physique loin du difforme et avait travaillé avec acharnement sur son éloquence. Il ne manquait d'aucune confiance en lui, et ne souffrait d'aucun doute pour oser franchir les interdits.

— nous savons pertinemment que nous nous reverrons, tous les deux.

Il ne reculait pas, mais n'usait pas de son pouvoir d'hypnose pour autant : rien ne le justifiait, et acquérir Emma-Serah, sa confiance, son esprit, plus encore, serait plus glorieux sans ça. Il avait des principes, des promesses à tenir envers lui-même surtout.

— Décidons-le, maintenant. Sans laisser place au hasard.

Il s'était légèrement avancé, à une distance toujours respectable, mais la tasse de thé poussé sur le côté, il considérait n'avoir aucun obstacle pour attaquer d'emblée - c'était sans compter les manières et l'élégance, dont il devait se parer pour espérer toucher la jeune femme.

— Je serai honoré de vous faire découvrir cette ville.

Et tellement plus encore.

— Et je n'ai aucune envie d'espérer à nouveau l'instant où je vous recroiserai, par hasard.

Permettez-moi de vous dire que vous êtes arrogant. - Évidemment.
Carter et Stelian derrière haussa les sourcils avec ses lèvres fines dessinées en sourire mutin, alors il se ravisa au fond de son siège et écouta attentivement la réponse d'Emma-Serah.
Là où elle estimait qu'il n'était pas fair, il ne traduisait que le signe de sa première victoire sur elle, et elle était personnelle.

— pourtant, vous ne refusez pas.

Il étira brièvement son rictus et tout le feu dans sa voix respirait l'insolence. Quelques secondes sans briser le silence confortable entre eux, Stelian maintenait un échange visuel dramatique entre eux - il prit le tant d'ancrer chaque trait, chaque détail dans sa mémoire, se délectant de la perfection de son visage.

Après un moment, il attrapa sa veste et en sortit un bout de papier et un stylo en or blanc - il se serait trahi à cet instant là, peut-être. Il griffonna son numéro de téléphone personnel - il en avait quatre au total - et fit glisser le papier jusqu'à frôler les doigts de la jeune femme.

— vous n'aurez pas à attendre.

Délicatement, Stelian se leva de son fauteuil et enfila la veste modeste emprunté à son jumeau. Il la rajusta avant de reporter son attention pleine sur Emma-Serah.

— je ne vous contacterai pas, je vous laisse le temps d'y réfléchir. Je souhaite vous revoir mais pas vous faire peur.

Si seulement.

— c'est vous qui déciderez. Du moment, du lieu.

Il laissa volontairement les cartes en main, là où le jeu était truqué et qu'il en avait pleinement conscience. Il venait de parier sur leurs retrouvailles, offrant à une inconnue le choix de se revoir, sans l'usage d'artifices tels que son don.
En ça, Stelian était suffisamment sûr et confiant pour ne pas avoir à sortir les armes.
Il ne croyait en rien de mieux que lui-même.

— sans laisser de place au hasard.

Et puisqu'il passait déjà pour un homme arrogant, il s'empara doucement des doigts libres d'Emma, les portant à ses lèvres - les effleurant sans jamais les toucher.

— très bonne journée à vous, Emma-Serah.

Et sans se retourner, il quitta le salon de thé, dont il prévoyait déjà la lettre de remerciements pleine de cash aux gérants.