La sonnerie du téléphone retentit dans le bureau encore trop neuf pour être bien habité. Elle fait sursauter Temperance. Il n’est pas encore habitué à être le genre d’homme dont les appels ont préséance sur toute discussion. À cette heure tardive, il n’y a pourtant personne pour être interrompu.e par l’urgence. C’est bien le poids des chefs de partir les derniers. Alors, il décroche.

« Vous l’avez trouvé… Vraiment?... C’est curieux…
Non, je m’en charge. »

Il passe très près de raccrocher sur le champs, mais se reprend au tournant pour ajouter « bon travail » du bout des lèvres. Ce n’est pas qu’il demande des faveurs, après tout, c’est maintenant lui qui commande. Mais il sait qu’il se tient encore sur le siège le plus précaire de tout l’hôpital et qu’un peu de courtoisie vient soulager les demandes plus farfelues (comme retrouver un simple civil à travers la ville sans plus d’explications, par exemple).

Et pour éviter d’avoir envoyé un informateur sur le terrain pour rien, Temperance n’a pas de temps à perdre. Bien que l’endroit où la cible avait été aperçue l’étonne, il ne fallait pas risquer qu’elle se déplace entre-temps. Le temps d’attrapper quelque chose sur son bureau et de le jeter dans son attaché-case, une pensée de la dernière minute.
Une offrande, une excuse, un tu(e)-ne-sais-quoi.

Joueras-tu les faux hasards?
Comme si le destin avait fait que vous vous croisiez dans le plus improbable des lieux après des mois, des silences honteux et des mains qui s’avortent sur la sonnette à laquelle personne ne répond.

Il t’évite et tu le sais.
Avoueras-tu l’avoir fait chercher?

La question tourne en boucle sur son trajet sans jamais permettre une réponse, jusqu’à ce qu’elle s’étouffe dans les vibrations des basses. Non, Temperance ne s’imaginait pas de retrouvailles en ces lieux. Il ne s’imaginait pas de retrouvailles du tout.
Pourtant les choses changent, les mondes basculent, les vies s’échappent sous les pouces les plus improbables.
Alors il s’est offert ces retrouvailles faute de les imaginer si laides.

C’est sans doute imprudent, désormais, pour un homme de son statut aussi élevé que fragile, de s’aventurer sur le terrain des fauves sans son escorte. Temperance espère que les nouvelles n’aient pas été très rapides ou qu’on ait déjà oublié son faciès quelconque.

Il le cherche à travers les ombres dansantes, craignant d’être incapable de le reconnaître même s’il le voyait. Ce n’est pas un endroit où Inigo peut exister à ses yeux. Et pourtant c’est là qu’il doit le retrouver, pour se parler sans s’entendre sous les vacarmes, dans la fausse intimité grouillante d’une boîte de la Daily.
Les choses changent.

Ton costume gris en congé sur son cintre. C’est que le noir te donnera peut-être des airs plus sérieux. C’est qu’il faut mettre en scène l’ascension, de la chenille salariée au papillon monarque. Peut-être que vous ne vous reconnaîtrez ni l’un ni l’autre.

Ce n’est pas évident de trouver dans la pénombre, quelqu’un qui fait une tête de moins que tout le monde. Cela t’amuse un peu, pour oublier le malaise qui déjà te prend au col.
Mais, dans l’accalmie d’un rythme, dans le creux d’une vague de corps, il pense l’apercevoir avant de le perdre, un mirage, un reflet de lumière cuivrée,

l’odeur des oranges trop mûres.

Alors il fend les flots dansants d’une main raide, l’autre sur son attaché-case, seul à refuser les vibrations du tempo qui reprend.

Il émerge entre les corps au coude à coude, comme on se croise au tournant, trop près trop loin, pile dans cet entre-deux qui l’empêche de rebrousser chemin, duquel il faudra crier pour se faire entendre. Au moment où il sait qu’Inigo l’a vu, aucun trait d’esprit ne lui vient, pas même l’indécence de lui envoyer la main.

Seulement un type en costume avec son attaché-case, un piquet au milieu des fêtardes qui ne semble plus trop savoir pourquoi il est venu jusqu’ici
qui ne s’est pas permis d’imaginer ce qu’il pourrait bien dire, de peur d’être déçu.

inigo et temperance