Il y avait une paix encore inhabituelle dans l’appartement. Le ventre arrondi par les mois, Loïs aurait dû s’habituer au calme. Mais les chambres des Crows restaient un souvenir vivace, trop bien connues après des années passées dans les catacombes.
Elle avait eu un appartement, évidemment. Une coquille qui l’avait vue l’emplir de vie un peu plus à chaque passage. Mais entre les virées chez Thomas de plus en plus longues et les escapades chez son père, jamais Loïs n’avait connu ce silence tranquille.

Une main sur le ventre, enfoncée dans le canapé avec un livre à la main, Loïs attendait le retour de l’aimé avec patience. Pensive, elle avait levé les yeux du livre, songé à cette vie qui les attendait quand la vie remuait en elle. Le sourire était fin, encore surpris par cette création déjà aimée, crainte dès le départ aussi. Maintenant que le ventre affichait cette fine rondeur, le rêve d’une vie de famille normale primait sur la peur.
Elle lisait autant de livres que possible, glissait un écouteur contre son ventre, parlait à l’enfant et poussait la main de Thomas sur la peau tendue avec un peu moins d’appréhension. La vie avait pris une direction surprenante et étrangement, Loïs n’en était pas déplue. C’était un flottement inattendu, un apaisement malgré les réveils encore en sursaut, l’adrénaline qui courait encore dans les veines – autant les siennes que celles de Thomas.

Alors en ce soir pluvieux, Loïs lisait sans peine, prenait son temps, emmitouflée dans un t-shirt trop grand, le nez dans un pot de glace.
Elle était si paisible, sous le plaid doux, si paisible qu’au son contre le bois de la porte, la jeune crow pensa à l’aimé. Avait-il oublié ses clefs ?
Le sourire fin sur les lèvres, elle se levait, ménageait un corps qui lui semblait bien fragile désormais, si destructible. Elle n’avait pas encore mal au dos, juste ce poids qui lui rappelait qu’elle n’était plus seule, déjà tant de responsabilités.

La porte fut poussée, le sourire ne quittait pas les lèvres quand elle prononçait des mots, le regard fixé sur le bouquin entre ses doigts.

– Thomas, les clefs, mon cher et tendre imbécile, il faut y pen…

Silence. Le sourire se figea au moment où le regard quitta les lignes du roman. Car dans le couloir, Soanja se tenait immobile.

Tout aussi statique, c’était un jeu de statues entre les corps, un jeu de regards sans aucun geste si ce n’était le bruissement de leur souffle. Que faisait Soanja trempée jusqu’aux os sur le palier ?

Passé la stupeur, Loïs sentit l’inquiétude piquer sa nuque. Une main protectrice s’avança doucement, se posa sur l’épaule quand le regard cherchait celui de celle qui était une connaissance trop tourmentée.

– Soanja, qu’est-ce qu’il se passe, putain tu es trempée jusqu’aux os..! Rentre, rentre avant de te changer en glaçon !

Le ton était le même que d’habitude : chaud et certain, chaque mot sincère quand le souci creusait une ride entre les sourcils à chaque regard sur la silhouette tremblante de Soanja.

C’était presque manuel quand Loïs retirait doucement sa veste à Soanja, glissait le plaid sur ses épaules et disparaissait pour accourir avec une serviette.

– Réchauffe-toi ma belle, tu vas crever d’hypothermie sur mon tapis.. Le souffle se coinça dans la gorge : Soan semblait si désemparée, si fragile que Loïs ne pouvait qu’en avoir le coeur crevé. Tu sais que tu peux tout dire entre ses murs Soan’, ça sortira pas d’ici, tu as bien fait de venir si les choses te mettent dans cet état..  Tu veux un thé chaud ? Un verre d’eau ?

Tout, tant que Loïs pouvait maladroitement apaiser les larmes qui la mettaient tant mal à l’aise, elle qui compatissait tant pour cette jeune fille qui aurait pu être elle.

Les bras entouraient le corps glacé avec la crainte de voir Soanja s’étioler. Après la surprise était venue un esprit protecteur si fort. Soanja avait l’air si frêle, si distante. Et Loïs ne pouvait que s’occuper d’elle comme elle pouvait, la couvrir de chaleur, glisser la serviette dans les cheveux avec une douceur maladroite pour arrêter la pluie de couler. Soanja pouvait bien tremper le plancher, Loïs n’y pensait absolument pas. Elle cherchait encore et encore de quoi panser un instant les plaies de la jeune femme. Et quand elle se tenait ainsi comme une intruse, Loïs ne put que ressentir cette grande peine, la guider sur le canapé encore chaud de sa présence et doucement caresser son épaule, les pupilles grises plantées dans les siennes, noyées de chagrin.

– Je vais te chercher une infusion et de l’eau, d’accord ? On pourra parler quand tu te sentiras un peu plus calme si tu veux.

Un instant de latence, de silence quand les regards restaient plantés l’un dans l’autre. Puis Loïs s’était levée, avait doucement quitté Soanja pour mieux trouver de quoi la réconforter –elle l’espérait. L’eau dans la bouilloire commençait à frétiller, deux tasses attendant à ses côtés, et Loïs restait devant, droite, le regard planté sur le couvercle sombre. Que se passait-il pour que Soanja soit dans un tel état ? Loïs n’avait jamais vu la jeune femme comme ça. Dévastée, ses failles à découvert, semblable à trop de filles dans cette ville. Une main sur le ventre arrondi, Loïs n’entendit même pas la bouilloire s’arrêter. Quels ennuis pouvaient ainsi réduire Soanja à un appel au secours ? Elle restait le regard dans le vide, jusqu’à ce qu’une voix la sorte de ses pensées et la fasse se tourner brusquement. Battant des cils, enregistrant les mots prononcés, Loïs ne put que sourire faiblement, l’inquiétude plissant ses traits avec une certaine peine quand elle s’avança doucement vers Soanja.

– Evidemment que tu me déranges pas.. J’étais juste en train de lire, Thomas travaille.

Le sourire s’étendit un peu, un instant avant que la figure ne reprenne les traits de l’inquiétude. Loïs fit quelques pas en arrière, prit la bouilloire et remplit les tasses d’infusion. La jeune femme avait passé plus de temps à boire des bières au bar qu’à siroter des tisanes mais depuis sa grossesse, les infusions avaient été un apaisement étonnant dont elle ne se passait plus. Dans un normalité qui se voulait la plus sincère possible, Loïs tentait de ne pas avoir l’air pleine de pitié pour l’oisillon dans sa cuisine.

– Tu voudras du miel dans ton infusion ? Sinon j’ai du sucre ou même juste de l’eau si tu veux pas d’infusion. Mais ça fait du bien si jamais.

Jetant des regards à Soanja, Loïs attendait une réponse, glissant une cuillère de miel dans sa propre tasse.

– Et c’est pratique pour parler autour, c’est bien un truc dont tu as besoin, non..?


Ce ne fut qu’une fois les choix de Soanja faits ainsi que des vêtements secs et confortables  enfilés à l’invité que Loïs guida à nouveau Soanja dans le salon. Une fois la jeune femme assise, l’ex-Crow glissa une main délicate sur la sienne, la pressant une seule fois.

– Tu te sens déjà un peu plus à l’aise comme ça..? Je me disais que ça serait plus facile si tu te sentais au moins bien dans tes vêtements. Prends ton temps, on pourra parler de ce qui te tracasse autant quand tu seras prête, je suis là.

Soanja n’avait pas à partir, Loïs comptait bien garder sa main au creux de la sienne.

Il y a de ces silences qui assomment, se portent à bout de bras pour ne pas finir écrasés sous son poids. Le silence qui flottait dans le salon était de ceux-là. Loïs ne voulait pas presser Soanja, laissait l’inconfortable silence flotter tant que Soanja le désirerait, un bras autour de ses épaules, la réconfortant de sa caresse légère.
Et quand les mots jaillirent, ce fut l’étonnement le plus sincère sur les traits de la future mère. Bouche bée, elle ne pouvait que chercher les mots à dire, la main figée sur l’épaule dans une étreinte qu’elle n’espérait pas anxieuse. Non, il fallait qu’elle soit douce, qu’elle porte Soanja plutôt que la plonger plus profondément dans l’eau glaciale.
La main libre se posa sur les siennes, l’air resta sérieux quand les mots se cherchaient.

– Merde.. Quel con.. Je suis désolée qu’il ait réagi comme ça Soan’, tu mérites pas ça… Le pouce vint doucement chasser les larmes sur ses joues. Mais le plus important Soan, c’est de savoir, toi, est-ce que tu veux le garder du coup ? Quoi que tu décides, t’es pas seule ma belle, je te promets que ça va aller d’une manière ou d’une autre.


La caresse dans le dos ne s’arrêta pas, entraîna Soanja dans une étreinte délicate, elle qui était si fragile. Loïs ne pouvait que maudire l’homme qui l’avait mise dans cet état, étreindre Soanja de sa chaleur pour chasser le froid glacial un instant, avec la maladresse de ceux qui ne savaient qu’être bourrus.

– Tu as bien fait de venir en tout cas au lieu de rester isolée. Tu vas rester la nuit ici si ça te va, ok ? Thomas rentre très tard en principe, tu peux dormir avec moi ou on s’endormira sur le canap, on s’en fout.

Car que pouvait-elle lui dire de plus ? Loïs ne savait pas. Une main sur le ventre arrondi, l’autre toujours autour de Soanja, Loïs essayait de faire de son mieux, tout aussi désemparée fut-elle.