Derrière la baie vitrée du soixante-troisième étage, le silence glacial de la pièce rendait terriblement mal. Du ciel les bombes ne pleuvaient pas et le véritable drame, le vacarme qui agitait la ville ne fit aucunement trembler les murs de l'édifice - et les yeux rivés sur le panorama d'Ellipse, Stelian demeurait impassible.

Il avait serré les dents les soixante-dix dernières heures, dès lors qu'il avait ordonné aux autres membres partisans de lancer l'assaut contre Henry Van der Bilt. Chaque seconde, chaque parole, chaque décision formait un stigmate sanglant sur sa peau, et sous le costume du plus grand couturier Ellipsien, sa peau frémissait des cris d'horreur qu'il devinait soixante-trois étages plus bas.

Joshua Harrington poussa la porte de l'immense bureau du président directeur général - il avait privatisé les deux derniers étages de l'immeuble, par folie des grandeurs, et se trouva rapidement face au vide des pièces, incapable de les remplir de quelconque chaleur humaine.

Celui qu'il avait recruté secrètement comme assistant - bonniche - leva le silence lourd que Stelian respectait religieusement ; le temps de faire voler en éclats l'ordre établi.

—Mademoiselle Flores est dans l'ascenseur, Monsieur.

Il acquiesça sans rompre son mutisme et but une nouvelle gorgée de bourbon, alors qu'il prit un instant pour vérifier l'état de sa messagerie - il avait ordonné, impérativement, de ne faire appel à lui qu'une fois la situation sous contrôle. Il s'impatienta alors des sept minutes de retard qu'il voyait déjà sur le planning millimétré qu'il avait mis au point.

«  Est-ce que tu vas m'expliquer ce qu'il se passe, ou je dois deviner ? »

Stelian pianotait sur son téléphone, eut un bref échange visuel avec son intime, et effleura un sourire satisfait, en soupirant. Il la laissa continuer sans l'interrompre, et posa son verre pour en servir un nouveau à Cattleya.

— Ils sont mal informés. Ce sont trois explosions qui ont eu lieu.

Il posa le verre de bourbon sur le bois verni de son bureau, et alluma la télvision à écran plat incrusté dans la bibliothèque massive - laissa raisonner l'annonce de la mort d'Henry Van der Bilt du journal télévisé.

— As-tu déjà eu besoin que je t'explique, Cattleya ?

Aucune morale humaine ne venait éteindre l'ambition implacable de Stelian dans ses projets de montée au pouvoir. Il n'avait aucun scrupule à envisager l'annihilation complète du gang si elle s'était avérée nécessaire, et alors qu'il recevait enfin le signe final marquant la réussite toute relative de l'attentat, il croisait enfin le regard de Cattleya. Sans transpirer du moindre trouble, il posa son téléphone sur le bureau, et le verre quasiment vide.

—Et maintenant ? Il faudra quelqu'un pour redresser notre clan après le chaos.

Son visage ne se marquait d'aucune émotion perceptible, si bien assuré qu'il était d'agir pour la noble cause. La politique des Van der Bilt ne concordait plus avec les idéaux initiaux dont il s'était lui-même imprégné, et trouver en d'autres membres l'approbation confortait Stelian dans ce renversement destructeur.

— Medea est en sécurité, tu te doutes que j'y ai veillé personnellement. Je ne suis pas un monstre.

Il prit appui contre la table boisée, et croisa les bras sans quitter sa protégée des yeux.  

— Tu comprendras qu'il est de mon devoir de reprendre les rênes, après ce qu'il s'est passé. Les Van der Bilt ne sont plus en sécurité dans la ville, je ne peux pas faire courir un tel risque à Medea. Puis je ne suis pas persuadée qu'elle soit en état de revenir, après l'épreuve tragique d'aujourd'hui.

Stelian avait cette manière particulière de s'exprimer, linéaire et stricte, même envers ceux qu'il estimait un peu plus que les autres - elle était si particulière dans ce monde violent qu'elle semblait intouchable, alors qu'elle touchait sans le savoir un point sensible dans sa construction psychique : l'appartenance à une famille.
Alors inconsciemment, il se braquait doucement.

— J'ai l'impression que tu es perplexe, Cattleya. Tu me connais bien, tu sais que je mesure chacun des risques avant de prendre une décision.

Il ne se considérait pas plus sévère avec elle, puisqu'il estimait que tout leur attachement l'un envers l'autre résidait bien au-delà d'un désaccord aussi banal. Il ne prenait aucune pincette, n'entreprit aucune forme de politesse, avec tout le monde - et surtout avec elle.

— Dois-je comprendre que tu me désapprouves dans mes choix ?

Silencieusement, la luxure courrait sous sa peau, traçait son sillon mordant dans ses veines, et obstruait son esprit clair.
Le désir pour une femme parfaite sous toute couture, le fantasme de ses mains dans sa chevelure douce et lissée, la sensation de sa peau frémissante sous ses doigts et les râles suaves entendus entre ses bras - voilà qu'il se sentait prisonnier à nouveau, et Dieu qu'il détestait tout cela.
Il serra les dents, et s'avança sans sommation pour rejoindre Cattleya, éloignée de trois pas - c'était trop.

Il ne calculait plus grand chose de ses gestes, et ses doigts se posèrent naturellement là où il trouverait son visage, sous son menton, pour l'appeler, la chercher du regard, sa main contre sa joue - impassible, comme toujours.

— Cattleya.

Une fois assuré de son attention pleine et entière - quand bien même, ses doigts anarchiques effleurait sa peau jusqu'à la naissance de sa chevelure, et il s'obstinait à vouloir conserver le contrôle.
Le contrôle de quoi.

— Le risque que je ne prendrai pas, c'est celui de te blesser, et de te perdre.

Stelian se fit violence - pour se contenter d'un baiser appuyé sur son front, pour chasser les pensées impures qui naissaient inlassablement, chaque fois qu'elle était là, chaque fois qu'elle perdait pied.
Chaque fois que leur monde s'extirpait de leur emprise.  
Et ses lèvres toujours contre sa peau blanche, il souffla à demi-mot.

— Calme-toi.

Elle était maîtresse d'elle-même, bien plus que lui ne l'était à cet instant - c'est pourquoi il devait, nécessairement, reprendre le dessus - pour un nous deux qui n'existerait jamais pour de vrai.
Au risque de voir tout s'effondrer à leurs pieds.
Et il plongea son regard dans le sien, avide - suintant d'une sensation qu'il ne voulait pas nourrir pour elle. Sa voix n'était plus qu'un murmure rauque.

— Aie confiance en moi.

En réponse à sa main enserrée dans la sienne, Stelian referma son emprise sur ses doigts longs, et les porta à ses lèvres pour y déposer un baiser tendre. Son regard malicieux échangeait avec elle l'indicible entre eux deux, et il ne s'assura pas plus de sa fidélité à son égard.
Il n'aimait pas utiliser les mensonges trop longtemps sur elle : puisque mentir équivalait à se sentir en danger, en position de faiblesse, ce qui n'était pas concevable avec Catteya, il s'en était assuré dès le départ.

— Merci de ton soutien.

Avant de lâcher sa main, il passa une mèche de cheveux derrière son oreille, sans se défaire du regard tendre qu'il posait sur elle dans ces moments-là.
Il se détourna d'elle l'instant d'après, et alla chercher une feuille de papier sur son bureau, lui étant destinée dès le départ.

— Il faudrait que tu t'assures de la loyauté des membres survivants, ceux dont les noms sont inscrits sur cette liste.

Il lui tendit la feuille de papier, sans la regarder.

— Ce sont ceux dont je me méfie le plus. Tu as carte blanche, nous ne devons prendre aucun risque pour protéger notre famille. Tu sauras les séduire, sans le moindre doute.

Stelian ne considérait pas les Dragons comme sa famille au sens propre : néanmoins, il se doutait de l'affection porté par Cattleya sur les termes à employer, et adapter son verbatim en fonction de la situation paraissait évident.

— Ne t'occupe pas de Rose Jenkins. Je m'en chargerai moi-même.

Il avait déjà prévu la manière dont il s'assurerait l'allégeance de l'héritière, triste spectateur qu'il avait été de la trahison de son frère - et il s'était juré, dès lors qu'il s'était vu nouveau leader des Dragons, qu'aucune autre action de ce genre ne serait envisageable.

— Le plus judicieux serait d'instaurer notre nouvelle... demeure dans un lieu stratégique, qui ne soit pas trop éloigné d'ici. Ce serait trop évident d'aller dans un autre quartier, nous mettrions notre sécurité en danger. As-tu des suggestions ?

— J'ai convoqué les Jenkins dans trois jours. Je m'assurerai de leur fidélité, tu n'as pas à t'inquiéter pour ça.

Stelian suivit Cattleya du regard lorsqu'elle le dépassa pour se poster devant les baies vitrées - il adorait lui-même contempler la vue imprenable ailleurs de la ville sous contrôle apparent, derrière le verre des fenêtres ; mais la voir ainsi, plantée en face du panorama, lui provoqua un frisson dans l'échine qu'il n'aurait pas soupçonné.

Il fit trois pas dans sa direction et saisissant délicatement ses doigts nerveux, les enveloppa entre ses mains et porta leur jointure à ses lèvres.

— Bien sûr que si, tu pourrais la charmer avant même de lui adresser la parole. Mais je préfère que les affaires les plus sales ne t'entachent pas.

Il ne la monopolisa pas une seconde de plus et lorsqu'il marqua un baiser bref sur sa peau d'opale, il remit les mains dans les poches de son pantalon de costume et dédia son regard à la vue qu'offrait le bureau de la Tour Diamantine.

— J'y ai pensé.

Une courte pause.

— Mais cela signifierait que s'il m'arrive quelque chose, à moi ou à l'entreprise, les Dragons seraient exposés immédiatement.

Stelian resta silencieux une minute peut-être deux, et lorgnait les quartiers chauds de la ville qu'il pouvait apercevoir d'ici.

— Et je ne veux pas de ça.

Il sentait le souffle de Cattleya derrière lui - ramena sa promesse au premier plan et jeta un regard en arrière sur elle, bref.
Elle était l'un de ses plus beaux atouts - quoi qu'on en dise, il s'y était attaché d'une manière singulière, et ne courrait pas le risque de la perdre.  

— Ce n'est pas un risque que je veux vous faire prendre.

Toi, et les autres aussi. Mais particulièrement toi.

sa petite main sur son bras et chaque fois que Cattleya l'osait c'était un peu de son self-control qu'il sentait lui échapper - pour se loger entre ses doigts longs. il prit une inspiration après une longue réflexion mutique, et ces secondes passées, posa un regard tendre sur sa protégée - elle n'avait en rien besoin de lui, mais après de longs mois à installer une forme de dépendance, Stelian estimait comme un devoir de maintenir son oeuvre.

— Non, tu as raison.

Une fois de plus.

— Comme toujours.

Entre les lignes qu'ils échangeaient, il y avait un tout qui ne voulait rien dire, signifiait peu, et chacun s'accordait à traduire un absolu singulier et irremplaçable.

Stelian s'accorda un nouveau contact entre ses lèvres et la chevelure rosée - appuya un peu leur contact, sans y laisser d'étreinte trop longue.

— Et c'est à moi de faire en sorte que vous ne soyez jamais exposés.

Ni toi ni aucun autre Dragon.

— Nous devrons être prudents, mais comme tu le suggères, ça permettra un contrôle total sur le gang.

Il se détacha d'elle aussi facilement qu'il y était venu, mais une seconde de plus et le précipice assuré : il la protègerait de ses propres vices, et dans ces moments-là, il n'était peut-être question d'aucune sorte de manipulation.

— Je vous protégerai, quoi qu'il arrive.

Et puisqu'il avait bâti sa vie entière pour cette couronne, il s'y accrocherait jusqu'à ce que mort s'en suive.

— Je ne voulais pas te mentir.

sa voix avait fondu entre eux à une allure plus rapide et alors qu'il s'était perdu dans leur échange un instant, il reprit pleine constance et ferma les yeux un instant.
Stelian avait eu peur, lui aussi.
Il était toujours effrayé en permanence, de la perte de contrôle, de l'insécurité, des impacts d'une vie cruelle sans aucune emprise sur les conséquences.
Il ne lui précisa pas : entre eux, ce besoin n'existait pas.  

— Mais je te le promets.

Le silence à nouveau, religieux.
Tout passait dans le non-verbal, pendant quelques secondes.

— Je te l'ai déjà promis il y a quelques temps, si je ne me trompe pas.

Il esquissa un sourire sincère.
Stelian ne considérait personne comme son égal - pas même son frère jumeau, et c'était bien inconscient cette façon qu'il avait de se considérer mieux que le monde entier.

— Je ne te laisserai pas avoir peur une nouvelle fois.

Il n'osa plus la toucher, il l'avait déjà trop fait.
Et il lui avait attribué un rôle dans son psyché qu'elle n'avait jamais demandé, qu'elle ne voulait sûrement pas - là son égoïsme prenait place et c'était la manière aussi de la préserver d'une certaine laideur extérieure.

Parfois les actes ne suffisaient pas - ou entraient en dissonance avec les serments.  

— Je te protégerai de tout ça.

Sans présager pourtant - de l'horrible vérité qu'il serait amené à lui dissimuler, quelques heures seulement après le renouveau de son engagement auprès d'elle.