Biceps tendus à force de porter – Ezéchiel n’avait pas exagéré en parlant de talent de déménageur quand il l’avait convoqué, petit roi aux cinq dettes princières. Plus de l’ordre de l’esclavage abusif que du réel service, on s’était fait finalement silence pour en finir au plus vite – comme si ça changeait de d’habitude.

L’exception était finalement dans la tête, puisque, cette fois, on avait mis de côté la vague débordante qui emportait le moindre sentiment pour les laisser en simple fond sonore, quelque part dans un coin de l’être.

Canapé à peine posé qu’Ezéchiel semble se délester de tout – et du reste à faire avec.

Merci mon chien.
Qu’il arrête de me regarder comme ça.
Je vais lui faire bouffer ses cartons.

Ah, définitivement, avoir gardé les émotions pour aujourd’hui alimente férocement le paradoxe-Ezéchiel, aussi énervant que fascinant. Car on ne va pas mentir, si on se trouve là à lui servir de gros bras, c’est n’est pas seulement pour l’excuse-fausseté de dettes à rembourser.

Dernières boîtes finalement, derniers allers-retours, et on prend son offre au pied de la lettre en allant chercher, sans rien demander, deux bouteilles au frais – une pour lui et une pour soi, car on a au moins la décence de se faire poli ; même si par trop de fois déjà, Ezéchiel a bien souligné le contraire.

— Tiens. main tendue, regard de quelques secondes posé sur lui ;

puis le corps qui s’abandonne au parquet, dos au canapé, un mouvement d’habitude avec le briquet sorti de la poche et finalement,
le goulot frais aux lèvres,
à se demander ce qu’on est en train de faire

alors que le premier service est remboursé.

S’éternise le silence qu’Ezéchiel n’entreprend pas de combler. Toujours pareil, Eden, pourquoi ouvrir la bouche quand on n’a rien à dire – mais étonnant de la part de celui qui donne l’impression de parler sans cesse, on se trouverait presque incommodé de son brin de voix disparue.

Autre gorgée de bière fraîche, regard perdu sur le rien,
à toujours se demander ce qu’on fiche assis par terre.

Je sais.
Je sais pourquoi.
Il le sait, je le sais.
Indifférent. Indifférent. Indifférent.
Menteur.

Choix déjà regretté de ne pas avoir éteint – cette fois – le vacarme ahurissant des émotions dans la tête ; il serait si facile de les désactiver, d’aller cherche le frémissement familier qui signifierait la fin des états-d’âme
mais bizarrement, on s’y tient, on veut tenter les sentiments face à Ezéchiel pour se persuader que ce n’est pas ça, la raison qui pousse à rester là.

Que ce n’est pas simplement la furieuse obsession pour un autre.

Que ce n’est pas la fascination et l’envie brûlante.

Tais-toi, tais-toi.
Il t’entend.
Il t’entend toujours et tout le temps.
Putain.

Définitivement déboussolé, de se savoir possiblement épié ; on aurait peur de savoir ce qu'il pourrait trouver, tapi dans les coins de l'esprit – on voudrait presque savoir jusqu'où il peut fouiller, jusqu'où il peut creuser, effrayé de le penser capable de tomber sur des fantômes que l'on a soi-même oublié.

Et pourtant exalté aussi, de ne pas être obligé de parler pour s'exprimer – c'est sûrement ça qui attire autant, étrangement, qui attire et qui dérange,
la faculté d'Ezéchiel de faire de l'impassible un livre ouvert.

— À quel degré tu entends ?

Question sortie du néant ; quoiqu'il l'a sûrement vu venir, on ne sait pas vraiment comment marche le cheminement des pensées. Sûrement pour ça qu'on n'explicite pas, et qu'on n'introduit pas le fait qu'on sait ses facultés sans lui avoir demandé.

Réponse inappréciée, il faut l’avouer. Le beaucoup trop qui fronce les sourcils à l’idée de ce que ça implique – et la question ensuite qui n’attend pas de formulation orale pour être répondue.

Définitivement, oui ça intéresse ; on n’aurait pas demandé sinon. Écoute attentive alors des explications ; fascination étrange pour ce qui reste caché à Ezéchiel et la façon dont il peut trouver ce qu’il veut – pensées immédiates toujours accessibles donc, ça pourrait faire rougir des choses venues à l’esprit en sa présence si on était un autre.

Jusqu’à l’aveu de ce à quoi on n’avait jamais réfléchi – éteindre les émotions, influence sur les pensées, ce n’est pas quelque chose qui a déjà attiré l’attention car détail insignifiant avant là, avant lui ; ça tirerait presque le sourire que de le savoir embêté par la façon de réfléchir quand sont supprimées les sentiments.

— Ce ne sont pas mes pensées que je bride. on corrige finalement, regard relevé pour aller chercher prunelles bleutées.

Visage tourné vers soi passé au crible, de la forme des yeux aux lèvres pleines – presque avide d’Ezéchiel-beauté, à quoi bon le cacher – il le sait déjà.

— Ce sont mes émotions.

Gorgée de bière, sans le quitter du regard où passent les mots autant que dans la tête, sûrement ; et ça intéresse vraiment de savoir à quel point cela peut être ennuyant pour Ezéchiel, quand les pensées sont limitées aux plus fades des descriptions dépourvues de subjectivité.

Corps qui vient à portée des doigts ; sous le feu glaçant des prunelles vides, on observe Ezéchiel se mouvoir jusqu'à soi – indéniablement tentateur, c'est qu'il sait ce qu'il fait de la moindre parcelle de l'être quand il offre la plus magistrale des impertinences,

félin qui vient à piquer à la panthère-symbole la délicatesse des mouvements ;
et dragon imperturbable, en face, qui ne bouge pas.

Il s'amuse, de ce jeu dangereux qui anime le moindre échange ; on sait, il sait, comment ça pourrait finir et on est pourtant toujours là, à se repaître d'Ezéchiel face à soi, du bout des lèvres qui s'évertuent à l'espièglerie, en se donnant l'excuse de dettes à honorer ; valeurs-faussées pour un peu plus du garçon-fascination, tout principe revu inconsciemment pour chercher à comprendre ce qui attire autant.

Sûrement cette façon de répondre à ce qui passe directement dans la tête
ou l'intérêt absurde qu'il porte à ce qui lui est caché
ou l'envie de l'avoir pour soi au moins une fois

ou peut-être un mélange des trois.

— Désolé de te priver du plus attrayant alors. réponse machinale de l'être qui n'est pas désolé, pas un seul instant – alors que garçon-tentation se penche, c'est presque trop peu pour le notifier, mais c'est un peu plus près.

Et vient la parole, ensuite, celle volontairement piquante qui vient troubler les eaux pour s'essayer aux vagues qui suivront – Ezéchiel qui cherche on-ne-sait-quoi, sans avoir sûrement idée de ce sur quoi il vient de mettre le doigt.

— Ah oui ? Mince alors, j'étais pas au courant...

Monstre.
Monstre.
Monstre.
Il l'a dit.
Monstre.

Frémissement. Émotions vrillées, baissées à leur minimum – à la limite de la disparition pour faire le clair dans la tête – on ne lui offrira pas la satisfaction de pensées éparpillées.

— ... tu devrais t'éloigner, alors. J'ai entendu dire que les monstres n'étaient pas très fréquentables.

Flegme imperturbable reçoit les fausses considérations ; des gestes aux mots, des regards aux intentions, Ezéchiel offre à la palette du vide de quoi le faire faiblir et vaciller ; comme pour venir en gratter l'épaisseur étouffante et libérer les états d'âme prisonniers – si le contrôle de soi n'était pas aussi familier, sûrement qu'on aurait craqué.

Puis courant d'air, le garçon se fait disparition ; déjà parti, affairé dans ses cartons, laissant posé là, sur son parquet, l'objet de sa précédente attention – presque soufflé par tant d'audace entreprenante.

Regard de quelques secondes,
pas fréquentable et d'ailleurs
te voilà déjà éloigné,
qui lui est directement adressé.

Dernière gorgée finit la bouteille sur les mots d'Ezéchiel. Se relève à son tour le corps, onyx vrillées sur la nuque et l'arrière du crâne – il tourne le dos – et les jambes viennent avaler l'espace entre les êtres-étoiles en silence.

Corps svelte de l'autre qui se retrouve à portée des doigts alors, on regarde de la hauteur son absorption pour les objets qu'il déballe ;
on se courbe donc, visage approchant du sien, et

— Tu as raison, je devrais faire attention à ne pas m'y frotter. murmure la voix, là, contre son oreille ; souffle dans les cheveux et son odeur aux narines,

Ezéchiel encore jamais aussi près ; là, son dos face à soi, ombre que l'on est l'englobe de son aura comme avec cette envie de l'engloutir – un pas minuscule, un geste infime achèverait de réduire la distance

mais déjà, le corps qui n'est plus là – mains qui attrapent sweat et veste posés dans un coin, on ne s'en habille pas que la porte claque déjà derrière soi – volontairement impoli, l'être qui ne salue pas et qui dévore les marches pour s'échapper. 

Émotions de retour, on les enclenche à peine la porte de l'immeuble franchie
et hurle alors dans le crâne : on le veut.