Dehors drapé de la nuit son manteau et couvert des degrés sûrement négatifs du mois de janvier ; silhouette parmi les ténèbres-amies, on cherche dans le pas rapide un semblant de chaleur ou peut-être d’empressement – celui de se débarrasser au plus vite de ce rendez-vous inopiné,

là, donné plus tard que minuit au creux de Green Park
à la recherche d’une intimité discrète pour la rencontre

entre Ezéchiel et Eden.

Hésitation à venir – on n’était pas du genre à oublier volontairement les rendez-vous, mais à la lumière des dernières heures, des dernières infos récoltées, oui, on avait franchement hésité. Puis l’honneur – qu’on se dit –
l’envie – qu’on oublie – ont finalement poussé à sortir dans la nuit

et c’est pour ça que les yeux captent vite l’unique présence ; ou plutôt la triple, si on compte les deux dobermanns au loin – dans le parc vide.

Les pas rapprochent de l’autre alors qu’on se fait dévisager ; on rend le masque impassible de l’habitude jusqu’à se retrouver près de lui, et on répond – comme lui :

— Salut.

Rien de plus, rien de moins.

Ami de l’ombre, auréolé de noir des cheveux aux orbes en passant par les vêtements – tout d’onyx, on se peint des teintes-ténèbres aux reflets des nuits, là, debout sous l’obscurité d’un ciel à peine rayonné par un simple croissant de lune – à comparer, Ezéchiel se fait presque trop éclatant à côté.

Vent léger sur les joues.
Les chiennes gambadent.
Il me fixe.
Peu d’étoiles ce soir.

Pensées automatiques échappées dans l’esprit quand les yeux se rencontrent ; on sait qu’il épie, définitivement, ce qui se trame dans la tête – qu’il vienne donc à la rencontre du grand rien des émotions éteintes volontairement, on l’y attend.

Bienheureux qu’on se soit renseigné avant de le revoir finalement ; car alors, on serait sûrement venu moins précautionneux, Eden, sans se douter qu’Ezéchiel-fausse-innocence pouvait lire dans la tête à la recherche du tout, du trop – Panther aux allures de renard, maligne curiosité à demie cachée, oui, il avait fallu creuser plus que d’habitude pour obtenir les renseignements que l’on voulait.

Sans eux, il ne serait pas venu.
Et même avec eux, il avait hésité.

Pour qu’au final rattrapent les valeurs et poussent à venir le rejoindre,
armé toutefois du vide aux accents de contrôle pour ne rien laisser échapper.

C’est qu’on s’est débarrassé de toute émotion avant de se présenter, laissant dans la tête les pensées les plus détachées – les cheveux volètent ; j’ai froid ; il est deux heures passées ; l’herbe est déjà humide ; il porte un sweat, je vois la capuche – et le silence sinon, le silence de la moindre affre et du moindre émoi,

non, rien de tout ça.

— J’avais dit que je viendrai.

Accents imperturbables – on sait que ça peut décontenancer, cette constante froideur, on sait que ça peut frustrer, l’immuable masque sans sentiment.

— L’honneur des Dragons n’a pas à refaire sa réputation.

Pas de soi, jamais de soi – on esquive adroitement le tu et le je trop personnels au profit du reste.

— … donc maintenant que je suis là, viens-en aux faits.

Directe presque-impatience – c’est qu’on ne compte pas non plus s'éterniser à ses côtés.

Observateur silencieux de ce qui se passe sous les yeux – on regarde méthodiquement Ezéchiel parler et se faire ami de jeu de l’une des dobermanns – et les orbes suivent le vol du bâton tandis que les oreilles captent des mots qui trouvent peu de sens.

malpoli, pas vraiment – retenu, plutôt, totalement, il n’y qu’à voir le puissant néant dans tout l’être, vide-ami que l’on vient parfois, sûrement, trop chercher
mais qui rend tout bien plus facile, n’est-ce pas ?

Pouvoir toujours en veille, à attendre d’être déclenché, on s’en fait le maître absolu en toute situation ; c’est qu’avec les années, facile de se rendre compte qu’on vit mieux sans rien ressentir – plus efficace, plus contrôlé, tout va mieux que lorsqu’on se trouve assujetti au maelström de choses qu’on n’a jamais compris.

Les sentiments, cette saloperie.
Cercle vicieux, plus on s’en débarrasse, plus leur retour fait mal, brûle et tord l’intérieur ; plus on cherche à les éteindre, plus les retrouver est infiniment douloureux.

Corps alors accroupi se retourne et se relève vers soi,
et l’attention éparpillée se trouve attirée sur le visage d’Ezéchiel ;

Les traits sont fins.
Grands yeux.
C’est harmonieux.
On doit sûrement le trouver beau.

Écoute attentive de ce qu’il énonce, prenant grand soin de n’omettre aucun infime détail ; impassible, les yeux captent les reflets de la lune sur son visage et l’esprit voit déjà quelques points qui le font tiquer par leur absurdité – on ne se rappelle pas avoir mangé ce soir-là.

Alors honneur déplacé oui, dette exagérée, sûrement – mais il ne fallait pas non plus trop tirer sur le fil au risque de le casser ; se trouver dépourvu d’émotions ne signifiait pas de bon sens également. Bien au contraire, on se trouve bien plus perspicace une fois les sentiments tus, Eden.

Et une fois les mots écoulés, la voix tarie sur une question-déguisée d’absurdité, ce n’est que là qu’on en vient à répondre, voix inflexible rendue presque inerte par le rien du cœur et de l’esprit.

— … la prochaine fois, je ferai passer le mot qu’il faut me tabasser autre part que devant ton shop. C’est trop cher payé que d'être sauvé ( ton change sur ce mot particulier, même avec le pouvoir activé on le déteste pour tout ce qu’il sous-entend ) par toi.

On ne relève pas ses hypothèses quant à nos intentions – il a vu juste, il le sait, pas besoin de le souligner – puis, à Ellipse, l’information est aussi précieuse que la moindre pièce ou le moindre billet, seul un idiot prend le risque de ne pas se renseigner sur les personnes qu’il rencontre dans cette ville de la traîtrise et du mensonge.

L’une des chiennes aux pieds.
Avec un bâton dans la gueule.
Je peux paraître arrogant, insolent, si je lui accorde de l’attention.

Et le corps qui se plie pour venir chercher le bâton sans hésiter, sans penser que la chienne pourrait résister, totalement une façon de chercher à rire d’Ezéchiel comme il se rit de soi ; car l’être entier sait encore comment on est censé réagir si les émotions se trouvaient là, quelque part – et la pratique a rendu simple la façon de décrypter l’émotion correspondante à chaque situation.

— Travailler pour toi n’est pas en option… mais tu peux toujours essayer de négocier.

Bâton envolé, chien qui détale et le corps qui se redresse – 
satisfaction de savoir que l’on a ennuyé le maître des dobermanns, car il fallait le dire : on n’était pas le plus enchanté de devoir quelque chose à un membre des Panthers, et lui rendre l’incroyable don qu’il avait d’être pénible avait un goût de complaisance enfantine.  

Main qui vient à fouiller dans une poche de la veste alors qu’on l’écoute à nouveau s’évertuer dans ses explications – c’est qu’il parle beaucoup – on en sort un paquet de cigarettes et un briquet, cylindre au coin des lèvres que l’on allume sans attendre avant d’en recracher la fumée – nuage blanc éphémère, suspendu quelques secondes, avant de disparaître.

Les yeux balayent les alentours – réflexe hérité de cette tendance à être toujours sur ses gardes, on ne sait jamais – mais se trouvent à capter le regard bleu à nouveau sur soi ; esprit dénué de sentiment vient à nouveau observer chaque parcelle du visage de son œil insensible alors qu’Ezéchiel continue de parler – débit de paroles presque impressionnant, il semble qu’il ne s’arrêtera jamais.

Pas confiance en moi ?
Je n’ai pas confiance en lui.
Confiance en personne.
Définitivement, il me prend pour un con.
Insupportable.
Cette arrogance.
Cette certitude que je vais me plier à ses désirs.
Insupportable.

Ezéchiel à la voix pas encore éteinte semble sourd aux pensées – taffe tirée, faux sourire qui monterait presque aux lèvres à l’idée qu’il s’essaye à ignorer ce qu’il se passe dans la tête pour continuer de déblatérer – ou alors il n’a vraiment pas entendu.
Qu’importe, au fond.

Et enfin, enfin, il semble s’essouffler et s’approche d’un pas, pour lever vers soi sept doigts. Sept services, qu’il raconte – 
audacieux-Ezéchiel.

— Tu as fini ? Je peux en placer une ?

Secondes de latence, on tire un coup sur la nicotine avant de souffler le nuage de côté, et on s’approche à son tour d’un pas. Le corps se penche légèrement – il est petit – et on vient ancrer sans hésitation aucune l’onyx dans le céruléen – avantage de s’être drapé d’insensibilité, aucune gêne à faire fi des conventions.

— Sept, tu dis ? Laisse-moi recompter – parce que je ne sais pas pourquoi, mais si, j’ai bien l’impression que tu me prends pour un abruti. ( premier doigt saisi, que l’on vient abaisser ) Tu m’as sauvé… honnêtement, tes chiennes ont fait tout le boulot, mais soit, je te l’accorde. ( au tour du deuxième doigt, puis des suivants à mesure des paroles ) Soigné, effectivement. Hébergé, l’histoire de quelques heures, mais comme je suis de bonne foi, on va dire que ça compte. Le fauteuil compte aussi, je ne suis pas du genre à abîmer les affaires des autres sans rembourser. ( quatre doigts que l’on est venu baisser, au tour du cinquième ) C’était quoi, ensuite… ah oui, tu n’as pas appelé la police, ou une ambulance. Soyons honnêtes, Ezéchiel, ça t’arrangeait tout autant que moi, on sait comment fonctionnent les choses à Ellipse quand on est membre d’un gang. Donc ce point est définitivement caduc, car ce n’était pas un acte désintéressé. Ensuite… le risque encouru. Lui, ça compte, on est donc à cinq. Il reste l’atteinte à la vie privée, que je réfute totalement – à moins que tu ne m’expliques clairement à quel moment j’ai atteint volontairement à ton intimité… et finalement, le repas. Tu ne m’as pas nourri, et cette soirée pour tes chiennes ne peut pas compter pour annuler quelque chose qui ne s’est pas passé.

Doigts glacés toujours sur les siens, on les relâche finalement, satisfaction d'avoir remis les choses dans l'ordre et on se redresse – volontairement, ce regard de haut – à son tour, d'être maître de l'arrogance.

— Décompte final : on est donc à cinq, moins cette soirée, ça fait quatre services. Oui, définitivement, tu as tenté de me rouler.

Et les coins de la bouche s'étirent alors – faux sourire, aucune honnêteté, c'est presque les seuls qu'on sait faire, ceux que la tête sait que le corps doit placer là, à cet instant précis – mécanique bien roulée.

Au faux sourire, il répond par un identique – mouvement de tête qui fait voleter ses cheveux alors qu’à son tour il s’avance d’un pas.

C’est le jeu de celui qui se fera le plus audacieux, le plus impertinent, entre eux, à braver les limites de l’autre et du socialement acceptable, de l’interdit et des rivalités qui devraient exister.

Sous le feu de la lune et des étoiles, trop pris par ce jeu dangereux, pour la première fois on oublie l’être contrôlé – et tension de la suppression délaissée, c’est à nouveau, légèrement, à peine perceptible sauf pour lui, que reviennent les sentiments.

Excuse pour se revoir.
Se revoir plus souvent.
Pourquoi on devrait se revoir plus souvent ?
Il me fait comprendre qu’il veut qu’on se revoit plus souvent ?

Et le flottement de quelques secondes avant de capter – alors un bruissement pour tout effacer, et on revient à l’imperturbable et à l’insensible
frustré de s’être laissé aller.

Il se redresse et on fait un pas en arrière, on tire sur la cigarette – toute consternation oubliée – retour au grand rien qu’on est capable de tenir longtemps, bien plus longtemps que ça.

— Qu’est-ce qui te fait croire que j’aurais envie de te revoir plus que nécessaire ? … enfin, là n’est pas la question. Cinq me paraît être un bon compromis.

Et à son tour, cylindre au bord des lèvres, on pose onyx sur la toile sombre de cette drôle de nuit.