trois semaines avaient passé depuis la chute des Van der Bilt. La ville en reconstruction quasi-totale, et les opérations de sécurité s'étaient multipliées depuis les explosions - les écrans de fumée ayant servi les desseins du Phoenix égoïste et belliqueux. Il ne souffrait d'aucun orgueil supplémentaire, son égo démesuré suffisamment échaudé des différentes marques d'allégeance soutirées ou offertes depuis son accès au pouvoir.

Il trouvait, en la suprématie sur les Dragons, la gloire suffisante à apaiser ses instincts prédateurs, l'espace de quelques mois, bien qu'il savait pertinemment déjà que tôt ou tard, il lui en faudrait plus. Maintenir l'ordre chaotique au sein du gang lui provoquait insomnies, nuits blanches parfois, et céphalées interminables qu'il ne tentait jamais d'anesthésier : là serait son fardeau, pour les vies des innocents ôtées sans aucune forme d'amertume - si ce n'est celle de l'enfant.

Et c'est gonflé de ce même orgueil, sans limites, qu'il avait parcouru le chemin entre le quartier général des Dragons et le Casino le plus réputé de la ville ; il ne posait jamais un pied à Daily Street, plus depuis des années, le quartier abject et honteux des vices à leur paroxysme. Il ne trouverait aucune victoire digne de ce nom : si ce n'est celle qu'il s'apprêtait à arracher.

Il l'avait fait surveillé, des jours durant.
Sans émettre aucun jugement direct, sans prononcer un mot au récit de ses journées mornes et tristes - il ne le considérait pas suffisamment pour aller au-delà.
Sa cible installé au bar du casino, Stelian fit son entrée avec toute la théâtralité que demandaient à la fois le lieu, et sa propre majesté.

D'un pas mesuré, il contourna Eden sans le quitter des yeux, dès lors que sa silhouette singulière s'incrusta dans son champ de vision - après plusieurs minutes de silence, alors que Stelian avait pris place sur la chaise haute à côté du jeune homme et qu'il ait commandé un verre - qu'il ne boirait probablement pas - il brisa le silence devenu pesant.

— bonsoir, Eden.

Il fit glisser ses doigts sur les rebords du verre, fit traîner son regard sur l'alcool et les glaçons.

— cela fait plusieurs jours que je ne t'ai pas croisé.

Ici, ailleurs - au quartier général surtout - chez toi.

— Puis-je savoir pour quelle raison ?

Il avait levé son regard vers lui - et l'ancra sans rougir, sur ses traits angéliques.

le regard quasi-vide qu'Eden lui accorda laissa à Stelian un goût amer et métallique dans la bouche : il sut instantanément que le jeune homme venait de se dissimuler derrière son dos, anesthésiant les émotions contraires et dérangeantes venues le submerger, sans doute.
Stelian ne le tolérait pas : il exigeait des comptes, et refusait tout échappatoire, aussi puissant soit-il.

Il souffla un ricanement sans hilarité, bas et trouble, bascula furtivement sa tête vers l'arrière et d'un regard s'assura que l'assemblée ne prêtait pas grande attention à leurs silhouettes accoudées au bar.

— Hm, je crois que tu n'as pas bien saisi le sens de ma question.

Stelian s'avança plus près d'Eden, et força l'échange visuel entre eux - puisque le Dragon face à lui jouait à ce jeu, il en ferait de même, et activa l'hypnose possible dans ses pupilles céruléennes.

— j'attends de toi des réponses, au sujet de ton absence de ces derniers jours. Et j'ai confiance en toi pour me les donner, Eden.

Sa voix grave murmura lentement le prénom mélodieux de son fidèle, et si la prononciation avait quelque chose de suave, le danger avait toute sa place et la colère sourde grondait entre eux.

Il arrêta quasi-immédiatement son pouvoir, et tranquillement, se rehaussa sur le tabouret onéreux, s'y enfonça pour caler son dos droit, et but d'une traite le contenu minime du verre hors de prix.

— tu n'es pas sans savoir que ces dernières semaines furent très agitées, pour tout le monde.

Pour nous, les Dragons.
Stelian ne regardait plus Eden, occupé à surveiller les clients du casino qui se montreraient trop imprudents, tentés de venir les aborder pour une raison ou une autre.
Son coude gauche sur le bar, son index frottait le majeur et trahissait un semblant de nervosité.

— il est normal que je m'inquiète pour toi, tu ne crois pas ?

Une oeillade brève en sa direction, quand bien même son expression était sévère.

— d'autant plus si je ne te vois plus dans les parages.

Grave erreur.

laid hideux monstrueux à vomir abject inhumain peut-être, Stelian se préparait mentalement à tous les jugements sur les actes commis, dictés par sa voix grave son être despotique ; assurément mesuré dans ces demandes pour que l'éclat du zèle fasse son oeuvre - il faisait glisser son verre, las des deuils et des troubles d'hier - il était temps de bâtir un demain.

— sans doute que ce temps était nécessaire pour toi.

et le temps des confidences des confessions ça ne lui seyait pas - définitivement le noir du deuil ne lui allait pas, parmi toute la palette des émotions qu'il rejetait le plus férocement, celui là était le pire ; alors il commanda un nouveau verre, pour lui et pour Eden - en qui il ne voyait rien de plus qu'un homme de main, quoique sa fragilité apparente fasse écho, il était de son rôle de la gommer - le hisser plus haut que le reste, parmi les vainqueurs et les fidèles.

— j'imagine que cette tragédie nous a tous affectés, d'une manière différente.

Stelian remercia d'un hochement de tête le barman et son bras sur le bar, le corps tourné et ouvert pour Eden, il feignait l'empathie pour garder le contrôle absolu - n'usa plus de son don, ce serait de la triche.

— est-ce que tu as besoin de m'en parler ?

certainement pas il n'était pas l'oreille la plus attentive l'âme la plus sensible pour apaiser les maux des victimes il frôlait l'insolence à proposer son épaule pour pleurer ; lui qui a versé le sang d'innocents et provoquer les larmes des familles, sans honte aucune.

— écoute Eden, je ne compte pas procéder comme ce qui se faisait avant. Si tu as besoin de moi, de mon soutien, tu dois avoir confiance en moi pour te l'apporter.

Et l'insolence il exhiba - osa une main sur l'épaule la plus proche d'Eden et l'empoigna avec fermeté.

— et je t'assure que tout est mis en oeuvre pour retrouver Medea saine et sauve.

Morte ou vive.

Eden futile, Eden subtil, Eden caresse - mais Eden ment, assurément - Stelian le sait le sent, quand on regard coule sur sa silhouette repliée à quelques millimètres près, à sa voix éteinte et son air absent - il y a quelque chose que le Roi Dragon ne capte pas, ne traduit pas entre les lignes qu'Eden lui offre ; il y en a d'autres, illisibles, qu'Eden ne lui dévoile pas.

— Quel plaisir d'entendre ça.

mais Stelian attend, patiente dans l'ombre des confessions qui n'en sont pas - il y a autre chose derrière, autre chose qui gronde en dedans, dans le mutisme du Dragon Stelian ressent qu'il y a un indicible - lequel ? le brusquer, le violenter dans ses émotions qu'il fuyait incessamment. Et qu'il lui claque entre les doigts - certainement pas.

— Mais je ne te donnerai aucun travail tant que tu me cacheras des choses, Eden.

Il ne pose pas son regard acier sur lui, ne transforme pas l'étau dans lequel il le devine en insoutenable carcan trop étroit - il est conscient de tous ces effets-là.

— Et je sais que tu me caches quelque chose.

Il termina son verre sans plus attendre.

— Je ne te pensais pas du genre à me mentir. Mais soit.

Stelian ramassa l'écharpe traînante sur le bar, régla les consommations totales sans demander de reste - et ne laissa fendre son regard qu'au moment de quitter le casino, avec une ultime tape dans le dos.

— Tu sais pourtant que je n'aime pas ça. Alors reprends-toi.

Il n'y avait aucun perdant, aucun gagnant dans le duel qui n'en prenait pas les airs - mais Stelian triomphant, quoi qu'il arrive : le royaume forgé à ses pieds ne souffrait d'aucune menace interne - croyait-il. Alors il laissa Eden et sa conscience s'enivrer pour oublier l'horreur - les menaces, qui connaîtront toujours leur exécution.

— Bonne soirée, Eden.

Et avant de remonter dans la berline qui l'avait amenée quelques minutes plutôt, il sortit son smartphone pour laisser des consignes de surveillances adressées à ses plus fidèles - ceux en qui il ne nourrissait aucun doute.