elle avait le visage des anges et l'ambition des malins : un portrait taillé à la craie d'une créature superbe, nouvelle venue à Ellipse et mordante d'ambition que le Phoenix lui-même projetait de s'en emparer - les photos sur papier glacé qu'on lui avait adressées à sa demande et les bribes d'informations payées une fortune aux autorités d'immigration n'étaient qu'un maigre tribu pour ce qu'il voyait déjà comme une victoire flamboyante, grandiose.

a-t-on entendu que Madame est de sang royal, qu'elle a fui sa patrie de naissance, qu'elle a travaillé comme journaliste, que son parcours de vie entier semble tiré d'un livre d'Austen - ou d'une série américaine bourrée de clichés sur la jeunesse dorée des quartiers huppés.
a-t-on supposé que Madame est féroce et avide de justice - alors Madame est dangereuse.

Il avait méthodiquement établi son plan d'attaque, et la cible était trop belle, le manque d'action se ressentait jusque dans ses attitudes placides, l'opportunité lui semblait destinée - et il s'était engagé sans plus de formalités dans un combat qu'il savait déjà en sa faveur ; le plaisir serait dans les combats eux-mêmes, il en était certain.

Stelian s'était rendu aux alentours du centre culturel Kingshall dans l'après-midi, repéré comme lieu de prédilection de la jeune étrangère par ses hommes de confiance, et alors il avait attendu le moment de son entrée.
Le lieu baigné de lumière en scène principale du premier acte, et déjà l'adrénaline d'un jeu dangereux grisait le sang dans ses veines - il avait troqué le costume habituel pour une tenue de ville plus décontractée, de la chemise blanche impeccablement repassée sous la veste en cuir au jean noir, tout avait été minutieusement préparé pour un naturel à s'y tromper.

Stelian rôdait depuis quelques minutes dans la pièce gigantesque dédiée aux impressionnistes du XIXème où Emma-Serah Hottenberg avait été repérée par des membres du gang stratégiquement placés à chaque étage du musée. Et lorsqu'il arriva à sa hauteur, devant la scène de répétition de ballet peinte par un certain Edgar Degas, il prit un instant pour contempler la silhouette divine, bien plus artistique à son sens, symbole de poésie à lui seul, tout entier, dont les photos qu'on lui avait présentées ne rendaient pas honneur à la hauteur de sa perfection.

Le tableau était parfait - le leur, lui le chasseur elle douce proie qu'il imaginait. Ses mains dans ses poches pour feindre l'attitude nonchalante qu'il n'avait jamais. Son regard posé vaguement sur les couleurs composées à la perfection sur la toile  -et sa voix rauque, chaude, qui tranchait le silence entre deux inconnus.

— vous aussi, vous aimez Degas ?

Il mima un sourire enjôleur à la perfection, lui dont les traits n'empruntaient jamais d'expressions aussi douces, sinon à l'aube de desseins trop noirs - il ne la regardait pas directement, de côté, trop soucieux de maintenir une distance respectable pour ne pas effrayer la douce - la Lady.

— pardonnez-moi, c'est juste que je n'ai pas l'habitude de voir quelqu'un d'autre que moi rester de longues minutes à contempler la scène de ballet d'un impressionniste européen.

Et Stelian souffla, éteignit ses mots dans un rire futile et court.

il y avait dans l'air une atmosphère si particulière - étrange et vivifiante, la plénitude que Stelian avait ressenti le troubla quelques secondes. Ces quelques secondes durant, il prit la peine de détailler la jeune femme, glissant son regard de ses yeux émeraude à ses lèvres hypnotiques, chantant un accent venu d'ailleurs et de toute évidence, symbole d'une éducation stricte.

Son imprudence ne souffrait d'aucune gêne, aucun remord à poser ses yeux glaçants sur la silhouette frêle qui se tenait à côté de lui, et ce fut d'un geste lent et tranquille qu'il revient porter son attention sur la toile - et lui à qui on ne donnait jamais d'ordre, céda volontiers à la douce inconnue ce terrain-là.

— Je pense personnellement que ce tableau traduit une forme d'obsession assez courante, chez les hommes.

Stelian avança d'un pas court, prenait le temps nécessaire à sa dramaturgie pour que le silence crée une certaine impatience - il adorait parsemer ses rares discours de pauses inattendues.

— L'obsession de la femme, de leur grâce naturelle et la force qui se dégage de leurs mouvements.

Stelian n'était pas misogyne, ce serait lui porter des défauts imaginaires que de lire un quelconque sexisme dans ses paroles : il aimait les femmes bien au-delà du physique, lui qui avait été élevé par une mère aimante et douce, fragilisée par la gent masculine et leur lâcheté, leur faiblesse d'esprit - elle avait tenu jusqu'à son dernier souffle, et pour ça, il recherchait inconsciemment quelque chose qu'il ne trouvait chez aucun homme.

— Vous voyez ce tableau là-bas ?

Le Dragon fit un quart de tour sur lui-même, ouvert vers l'étrangère, et dirigea son bras en direction de la "Fin d'Arabesque", peint par le même artiste, et mettant en scène une danseuse classique en pleine interprétation. Il se pencha légèrement vers la Lady.

— Degas tenait à mettre en lumière la splendeur de la danse classique, mais n'occultait pas les efforts fournis par les danseuses pour arriver au spectacle traduit par ce tableau. Comme s'il voulait saisir toute la beauté d'une femme, sans dissimuler l'aspect le plus laid de leur condition.

Son regard s'arrêta une seconde sur les sculptures, trônant sur les côtés de la pièce, parmi lesquelles figurait l'une du peintre.

— Et on se rend compte avec ses autres oeuvres, que Degas aimait le corps féminin, comme certains hommes ne cessent de s'émerveiller pour les femmes, à mesure qu'ils vieillissent.

Avant de revenir à sa position de contemplation initiale, Stelian s'arrêta pour croiser le regard troublant de la jeune femme : il ne s'empêchait pas de sourire, sans fausseté ni mesquinerie, il avait appris à feindre l'amabilité et la douceur, quoi qu'il se produise. Et le spectacle était trop beau - sa voix, à elle, ne tremblait d'aucune méfiance, elle avait appris elle aussi, sans doute.

— après, ce n'est qu'une interprétation parmi d'autres, les trois cours d'histoire de l'art à l'université ne font pas de moi un très bon juge, sans doute.

Il étouffa un rire bref, et s'était perdu à nouveau sur les couleurs du tableau, en apparence seulement - sans s'arrêter, il calculait, prévoyait chacun de ses mots, tentait d'anticiper les réponses qu'elle pourrait lui donner.

— votre accent vient d'Angleterre, je me trompe ?

L'échange qui ne nouait entre eux avait quelque chose de confortable : Stelian y trouvait un certain plaisir non dissimulé, lisible à ses lèvres rieuses et sa voix claire, dans leurs paroles dénuées de caractère capital, futiles, qui ne décideraient en rien du sort de dizaines de vies innocentes.

Emma-Serah - c'était trop mélodieux pour faire l'impasse sur certaines syllabes, pourtant Stelian prit la décision de se soustraire à ses voeux ; le piège se refermait sur elle - un peu sur lui aussi.

Il s'inclina doucement, d'un geste à peine perceptible, en guise de salut, et d'une expression tendre : des présentations toutes neuves comme s'il n'avait jamais rien échangé jusqu'alors.

— Vous pouvez m'appeler Carter.

Stelian n'eut pas l'imprudence première de dévoiler sa véritable identité, même à une étrangère pleine de charme ; s'il ne serait certainement pas associé aux Dragons, il préférait éviter d'afficher son influence évidente sur la ville à la simple évocation de son nom, et jugea qu'une couverture aussi fine soit-elle, saurait trouver un caractère charmant au moment de la mise à nu.

— Vous n'avez pas à dissimuler votre accent, je trouve personnellement que c'est très élégant.

Il n'accorda plus aucune importance aux oeuvres d'art autour d'eux, et se tourna complètement vers la jeune femme.

— Ne voyez pas une tentative ridicule et maladroite d'approche, j'ai simplement toujours eu une grande fascination pour l'Angleterre. Ce pays m'a toujours inspiré une image de... raffinement ? Et un certain savoir-vivre aussi. Si l'occasion m'était donnée, j'irai sans aucune hésitation.

Il avait fait le choix, dès le départ, de ne jamais parler de son cas personnel - se livrer sans réellement se donner, comme deux inconnus le feraient en de pareilles circonstances : une rencontre au hasard, au détour d'une toile, la vie qui croisait leurs chemins ; comme c'est joli, romantique - fantasmé.

— Ellipse doit vous paraître terriblement vulgaire, en comparaison.

Tout en elle respirait la délicatesse - alors il ne fit pas de ses derniers mots une question.

— Vous venez d'arriver en ville, alors ?

D'un air laconique Stelian suivait les mouvements et imitait les regards d'Emma-Serah, non sans se délecter de sa silhouette enchanteresse au passage, sans s'arrêter plus que la vertu - là n'était pas son intérêt, elle n'était qu'un jeu, un joli divertissement. Là pour amuser ses journées monotones et ennuyeuses, l'action lui manquait et d'une cruauté sans égale il avait choisi une victime au hasard - pas tant que ça.

Il haussa un sourcil à ses dernières phrases là - à cet instant là.
Stelian posa son regard véritablement sur Emma-Serah.
Il la détaillait d'un air serein, noyait ses pensées dans ses yeux émeraude sans jamais s'égarer, étirait un sourire doux et troublé, esquissa même un souffle amusé.

— Peut-être la même raison qui vous empêche de repartir, qui sait ?

Il avait entendu parler des rumeurs d'ailleurs - de ceux qui vivaient dans d'autres villes, les médias internationaux dépeignaient un - toujours - triste portrait de ce qui se passait hors de la ville, entre gouvernements corrompus, politiques véreux consumés par l'argent - l'argent est toi, parait-il.

Qu'irait-il chercher ailleurs, si ce n'est l'élégance de l'autre, de l'étranger, l'exotisme de ce qui ne serait jamais à sa portée - lui convaincu de tenir la ville entière entre ses mains ; qu'irait-il trouver, si ce n'est ce qui venait à lui - Emma-Serah.

— Je suis sûr que vous les apprendrez vite.

Toutes ces coutumes gangrénées par une loi bien différente de son pays d'origine.
Stelian n'était pas un conquérant de ce genre là : il se satisfaisait de ce qui se présentait à lui en toute innocence, tordrait les ambitions qui ne se ramenaient pas à lui, et emprisonnait inconsciemment chacun dans une prison à son image - impeccable, maîtrisée, et absolue.

Les secondes suivantes, il laissa un silence étrange peser entre eux deux - il ne sondait pas tout de son esprit mécanique, pas au premier abord : et elle suscitait un quelque chose en plus qu'il ne saurait déterminer si facilement.

Son portable sonna, et interrompit l'échange muet entre eux.

Thea lui demandait de revenir au quartier général des Dragons - son heure de tranquillité venait de prendre fin.

— Je suis désolé, je vais devoir vous quitter. Un imprévu requiert ma présence ailleurs.

Il avait repris une dynamique de mouvement plus rapide - toujours calculée, et saisit sans violence ni brusquerie la main de la jeune femme, s'inclina légèrement et porta ses doigts fins à ses propres lèvres.

— Très bonne journée à vous, Emma. En espérant que votre séjour parmi nous saura vous plaire davantage, rapidement.

Il n'embrassa pas ses doigts, il ne fit que les effleurer - c'était comme ça, si l'on voulait respecter la bienséance, et Stelian en avait parfaitement connaissance.
Il lui fit un clin d'oeil en se redressant, et tourna les talons sans se retourner pour sortir du centre culturel Kingshall.

Il ne se posa aucune question sur l'effet provoqué par cette rencontre faussement hasardeuse - absolument millimétrée. Il ne doutait jamais de lui-même, mais se surprit, l'espace d'un instant, à attendre la prochaine avec une certaine excitation.
Stelian ne laisserait aucun répit à Emma-Serah - il ne la laisserait pas oublier.
Qu'elle le fuit importait peu : elle pouvait courir, il serait plus rapide, et l'attraperai le premier.