Ce n’est pas son genre d’être en retard
Par en retard, il veut bien dire arriver le premier. Si on est deuxième c’est qu’on a déjà perdu, c’est qu’on laisse à l’autre le temps de se faire ses aises, de tendre des pièges. Déjà que la bataille (l’entretien) se déroule sur un terrain inconnu (un restaurant auquel il ne se serait jamais permis d’aller), quelle idée de ne pas y être affreusement en avance.

C’est que tu as passé trop longtemps devant la glace, à choisir les cravates à enlever et remettre veston chemise chaussette chemise cravate veston veston cravate chemise, fausse coquetterie qui vient rendre plus noble la nervosité. C’est qu’il faut s’habiller chic, mais pas trop, entre l'insouciant et la débutante fébrile, on doit pouvoir te prendre pour le mobilier de l’endroit, pourtant tu n’y es jamais allé.

Et pourtant le voilà, dans le chatoyant restaurant, le vertige dans les pieds, le corps emmuré de grisaille (l'œil avisé saura faire la différence, saura voir la bonne maille du tissu, de grâce qu’on ne te lance pas de vin ce soir.)

Il est facile pour Temperance de s’entendre être hélé, c’est là le monde des cliquetis d’argenterie toute aussi délicates que les conversations. Personne ici n’a besoin de crier ou de faire de scène, surtout pas celui qu’il est venu rencontrer. Ta mâchoire se crispe dans un sourire poli en le voyant déjà si confortablement établi. Vous êtes venus pour parler donations, mais ton esprit s’échauffe pour à rixe, pareille à celles échangées entre deux bouchées gracieuses de convives bien mis‧es.

Il le rejoint à sa table, n’ayant pas le luxe de contrôler les salutations, ni leur ton. Tu es de ceux qui préfères économiser mots et affect, ennuyé par les minauderies et les imprécisions. Mais en terre inconnue, tu as aussi appris qu’il vaut mieux suivre les pas que d’essayer de changer la cadence. Te camper dans ton registre aussi affreusement calviniste qu’efficace ne ferait que montrer au grands jours tes angoisses de parvenu, et ton désir d’en finir au plus vite. Alors, tu joueras le jeu le mieux que tu le pourras, à armes inégales.

Avec des mots qui coulent avec indolence jusqu’au bout des doigts qui tiennent la coupe qui pourrait aussi bien flotter, celui avec qui il doit parler (qu’il ne sait guère comment appeler, tant il l’a fréquenté par directeur interposé), l’accueille gracieusement. Mais lui rappelle qu’il prend place dans la chaise d’un autre, avant même qu’il n’ait le temps d’y poser les fesses.

Il prend le temps de s’asseoir avant de répondre, question de bien voir comment les mots de Circé meurent dans son verre, avec quelle négligence feinte il te menace aussitôt.

« C’est un plaisir d’y venir enfin. Figurez-vous que je n’ai jamais trouvé le temps »
Ou le courage de venir risquer d’être démasqué, imposteur en complet gris.
« Il ne m’en a jamais parlé. Un de ses secrets bien gardés, je suppose. »

Entre autres choses, il pourrait parier. Pourtant, tu avais tant bûché pour tout découvrir, pour empêcher le vieux salaud d’emmener ne serait-ce qu’une poussière de mystère dans la tombe. Et pourtant et pourtant, Circé, Monsieur Park-Rothschild comme il devra sûrement tâcher de l’appeler avait senti le besoin de venir discuter de donations de CHARITÉ même, comme il l’a fait avec ce vieux débris qui pourrit sous terre et dont personne ne se rappelera.

Il baisse les yeux vers le menu, esquisse un rire silencieux aux lèvres minces.
« C’est sans doute vous qui lui avez fait découvrir, je ne le savais pas homme de goût. »

Difficile de se défaire de l’image de l’homme au visage écarlate qui se racle la gorge des ongles, une fin qui ne lui allait que trop bien. Temperance n’attend pas le retour du garçon pour se servir un verre. Au moins, il semblerait qu’ici, le personnel sache bien qu’il fallait laisser le temps aux convives de discuter en paix, de choses bien anodines et bien laides.
L’envie de passer tout de suite au cœur des choses te pique le nez alors que tu fais mine de sentir le vin. Ça sent le rouge qu’en sais-tu, le décor aurait donné à la piquette un bouquet précieux. Espérant qu’il soit aussi généreux avec toi.

circé & temperance

Il n’a pas la bouche aux minauderies faciles, cela lui tire la mâchoire comme parler une langue étrangère, aux inflexions éreintantes. Mais, il le faut bien, pour les personnes d’exception. Circé est un de ces tristes vip, si on pouvait qualifier ainsi celleux qui renflouent grassement les caisses de l’hôpital (les pauvres sont bien obligé‧e‧s, mais au moins ont la chance d’avoir les moyens). Si Temperance ne connait pas les détails gardés presque secrets par les médecins, mais en sait assez pour savoir que Circé paie son apparence d’éternel jouvenceau par des visites répétées au Hallmark.

Il ne savait pourtant rien de ces rencontres avec son prédécesseur qui certes, comme le faisait entendre Circé, ne devaient pas tourner autour de leur amour de la gastronomie. S’ils ne venaient pas pour les hors-d'œuvre, pourquoi donc alors?

Un sourire de plâtre se plaque sur ton visage en entendant parler des nombreuses et bonnes oeuvres de l’ancien directeur, pour t’empêcher de rire ou de grogner devant l’absurdité d’associer cet homme à la charité. Circé n’est pas idiot, ni aveugle, car on entend entre les mots enmiellés le petit bruissement d’aile des abeilles et de leur dard prêt à piquer.

« Voilà qui est bien généreux de votre part », a-t-il le temps de glisser platement.

Il aurait voulu tenter une question, mais il semblerait qu’il s’emballe. C’est trop tôt pour parler de laides choses du réel sans avoir d’assiette pleine devant soi. Tu n’as pas non plus la grâce de laisser Circé, en sa qualité de presque hôte, commander pour vous deux. C’est un privilège qu’il réclame doucement en bon prince.

Seulement, s’il a toute l’innocence de ses traits dans la voix,
C’est qu’il n’y a pas d’innocence aucune dans ce qu’il demande,
les crevettes, impériales qui plus est,
cette spécialité que son prédécesseur n’aura goûté qu’une fois.
Et Circé sait.

Affolé de paraître de marbre, Temperance tente la parade trop vite, les sourcils trop haut sur son visage.
« Ah, si vous saviez comme j’aime les fruits de mer. »

Ce n’est pas particulièrement vrai. Mais au moins, toi, tu n’y es pas allergique.
La mort infâme du directeur avait fait le tour des discussions de machine à café, tout le monde avait sû qu’une bête petite crevette l’avait occis. Si Circé sait, pourquoi tient-il donc à rappeler cette morbide anecdote? Sans doute pour voir comment tu tenteras de te défiler. Tu vois le test se profiler dans le dos du serveur qui repart.

« C’est une bien triste histoire , commence-t-il en assumant que son interlocuteur comprendra ce à quoi il fait référence sans devoir entrer dans les détails sordides, J’espère être un jour à la hauteur de son travail si consciencieux.»

On ne discute pas avec le directeur des finances de l’hôpital des cobras (l’ancien et le nouveau) pour discuter des bonnes œuvres et des bons plats, tout le monde à cette table le sait, personne ne le dit. Suffit  maintenant de savoir ce que Monsieur Park-Rothschild attend de lui en cette belle soirée
et ce qu’il attendait de l’autre avant lui.

Lui demander directement viendrait briser l’étiquette et
quand on ne fait pas de (bonnes) manières
on se fait sortir du restaurant. Alors il faut continuer de
s o u r i r e.

« Comme vous le savez sans doute déjà, toute la direction de l’hôpital Hallmark se fait un devoir et une passion de soutenir toutes les initiatives caritatives en tout genre. »
Le langage en carton de l’institution lui sied mieux que les grandes formules ampoulées des artistes.
« C’est sans doute la meilleure partie de mon travail. »

Et ainsi, Temperance espère se présenter comme un pion de valeur (ou même peut-être une tour, pourquoi pas, un fou).

circé & temperance

Il y a dans la manière que l’autre a de l’appeler Monsieur
Puis mon garçon
De dire vouloir le traiter en égal
En lui donnant le droit de se moquer sans que Temperance en ait conscience.

Le trésorier ne sait pas exactement quel est l’âge réel de Circé sous son visage chérubin très cher payé, mais il devine qu’il n’est pas assez vieux pour lui servir son approbation comme un trophée peint en or pour un enfant. Temperance vide son irritation dans son verre de vin. On ne t’a jamais tapoté la tête avec fierté, l’idée d’avoir la reconnaissance de tes supérieur‧e‧s te dégoûte,
mais l’idée que Circé agisse comme s’il faisait partie d’elleux te laisse perplexe.

Appelait-il son prédécesseur mon garçon avec la même confiance mollassonne des princes? Temperance a du mal à s’imaginer le dernier trésorier accepter de courber l’échine pour qui que ce soit
à moins d’avoir une bonne raison de le faire et de ne rien dire.

Les petits yeux foncés du cobra rétrécissent encore plus en l’entendant l’autre parler de cause, il ne lui rend pas son sourire alors que les assiettes cliquettent entre eux.

Tu n’oses pas manger avant de le voir lui-même prendre une bouchée. Tu es, après tout, allergique aux poisons comme tous les autres humains.

« À vous aussi, monsieur », il rend la politesse bien qu’il n’ose pas encore toucher l’argenterie.

Il y a des choses à découvrir avant de se permettre de manger.

« Quelle est-elle donc, cette cause? »

Circé veut peut-être lui parler des lépreux‧se‧s, des orphelin‧e‧s et des chats errants, mais il en doute, il en doute depuis qu’il a mis les pieds dans ce restaurant aux allures de beau piège. Il doute encore plus depuis que l’odeur des crevettes vient lui rappeler de bien morbides souvenirs.

« Je vous crois bien occupé. Certainement, vous n’avez pas le temps de vous donner à toutes. »

Tu abandonnes l’idée de te faire son miroir. Si tu dois jouer, tu joueras ton propre rôle, celui des vernis acides qui craquent parfois, des sourires bilieux et des remarques acerbes. Tu n’as jamais été fait pour les capes de grands marquis, et ta pâle imitation ne pourra qu’être bien mal comparée face à Circé.

Il se saisit d’une fourchette pour aller taquiner une crevette du bout des dents de l'ustensile.

« C’est aussi mon cas. »

Mon garçon ou Monsieur, Temperance n’a pas l’intention de s’être déplacé pour rien. Il invite donc son interlocuteur à lui présenter mieux que les merveilles de la mer.

circé & temperance

Temperance négocie avec la grâce d’un chien mouillé dans un jeu de quille et ne le réalise que lorsque sa gaucherie termine d’irriter son interlocuteur. Oh, il n’y a rien dans le ton de Circé, ni sa posture qui se languit dans ses aises, rien pour faire croire qu’il s’encolère. Mais dans ses mots, on sent l’irritation de celui qui doit sortir le pistolet quand l’idiot n’en devine pas le poids dans ses poches.

Le poids des menaces doucereuses s’écrase sur ses épaules alors qu’il amène une bouchée à ses dents. Celles-ci claquent dans le vide lorsque sa mâchoire se resserre inopinément.

Ce « jeune homme » te glace plus qu’il ne t’enflamme. On te tape sur les doigts, pauvre cancre. Circé aurait presque pu t’épeler l’avertissement. S’il parle de l’un d’entre vous qui s’en va, c’est bien de toi dont il est question. Tu ne sais ce qu’il garde dans sa manche pour se permettre si clairement de laisser tomber la flagornerie, mais tu doutes que tu vas apprécier la révélation.

Pour l’hôpital,
« Bien sûr. »

La réponse est concise, un peu trop sèche même. On l’a acculé au mur et le cobra le sent bien. Il ne reste seulement qu’à Circé de finir de montrer son jeu. Et c’est ce qu’il fait, d’une manière si perfide que Temperance a dans l’idée de prendre des notes. S’il avait voulu nier les allusions de l’autre quelques minutes auparavant, elles ne peuvent être plus claires désormais.

Va savoir comment, mais Circé est au courant. Peut-être qu’il se doute, peut-être que tu aurais dû croquer les deux oreilles de la serveuse, peut-être qu’on a parlé dans les cuisines. Et, de la manière la plus étrange, voilà que cette information se retrouve sous les mèches pâles de Circé Park-Rothschild. Tu auras beau eu lui demander ce qu’il veut, il n’a pas envie de te répondre. Sans doute parce qu’il teste encore s’il a même l’intérêt de te garder, si tu pourras lui être utile. Tu sens des fourmis parcourir ta mâchoire serrées et avec elles, l’agitation de la joute à venir.

« Vous les blâmez? Croiriez-vous donc au karma? », demande-t-il sans les manières fantasques de son interlocuteur, mais en lui empruntant le même regard acéré.

Croit-il venger l’ancien directeur? Le tenait-il aussi du bout des doigts par ses plus sordides secrets? Ou a-t-il flairé la chair fraîche comme un charognard aux joues d’angelot?

Il n’est pas interdit de faire disparaître la compétition chez les cobras. Cependant, il est proscrit de le faire si mal qu’on se fait prendre. Circé n’a pas encore idée de ce que tu es prêt à faire pour protéger ce que tu as déjà accompli. Alors, tu poses la fourchette avec crevette embrochée, de peur d’avoir envie
de lui planter entre ses deux jolis yeux
et d’en finir avec ce petit jeu.

Il esquisse un sourire quelque peu cruel, maintenant qu’ils se décident tous deux à se défaire des masques honnêtes.

« C’est donc pour ça que vous vous intéressez tant à la charité alors? »

circé & temperance

Il n’a pas encore osé prendre une seule bouchée du plat entre eux et ne pense pas pouvoir se régaler avec autant de nonchalance que son interlocuteur qui, par chacune de ses phrases, fait serrer ses boyaux tant que plus rien ne pourrait y passer.

Circé refuse même de faire un pas dans la cadence que tu proposes, sous la soie l’acier, il n’a pas l’intention de te laisser tenter quoique ce soit, ni même de t’expliquer pourquoi il a tant besoin de faire comprendre qui commande.
C’est qu’il a l’audace tranquille de celui qui est né dans le pouvoir, sans doute qu’il sent sur toi
le parvenu dans des chaussures trop grandes pour lui.

Temperance n’a plus de prétentions pour répondre aux sourires entendus de son presque-hôte, qui ne lui laisse rien, pas même une réflexion spirituelle sur ses actions, rien de plus que ce qu’on peut lire dans ses dossiers. Le trésorier se fera un point d’honneur de trouver une fois sorti de l’antre de l’araignée. Il n’est pas de ceux qui se laissent attacher pour se détendre.

Ne reculant devant aucune subtile attaque, voilà que Circé ose même le toucher, comme ces politiciens qui s’assurent d’avoir la main par-dessus celle de leur adversaire sur toutes les photos officielles. Tu tressautes parce que tu hais les contacts qui ne s’annoncent pas, tes yeux qui se faisaient seulement sérieux le fusillent pendant un instant qui t’échappe.

Il n’y a pas eu dans ses mots pire insulte que cette main sur la sienne, que ce dernier mon garçon et surtout, que ce chèque qu’on veut glisser entre des doigts captifs.

Circé sent probablement sous sa paume la peau qui se fait roc. Une armure pour ne pas sentir l’injure, pour ne pas reprendre sa main avec dégoût. Ce n’est pas la première fois, après tout, qu’on pense le coincer. Mais il finit toujours par se tortiller, même de sous les semelles des lourdes bottes. Sans doute Temperance n’a guère le choix de sortir du restaurant le chèque en poche, mais il n’a pas l’intention de laisser croire à Circé que ce sera facile.

Tes yeux baissent vers le chèque avant de remonter plus mauvais. N’êtes-vous pas entre malfaiteurs? Oh tu sais plier l’échine, bien que cela t’enrage. Tu le feras si c’est pour mieux triompher de celleux qui te regardent de haut en sirotant leur vin.

« Ne me pensez pas pareil à mon prédécesseur. Je ne mets pas en bouche tout ce qu’on me sert à manger. »

Ce chèque ne lui est pas donné de gaieté de cœur, il le sait bien. Il vient avec des chaînes qu’on tentera de lui mettre aux chevilles. Si ce n’était de la menace, il l’aurait refusé d’emblée, car on ne donne rien aussi gratuitement en ce bas monde. Suffit juste de savoir ce que Circé voudra faire de lui si bien obligé.

De ton autre main, tu viens prendre le chèque sans douceur. Le round est concédé, mais tu lui montres que le combat est loin d’être terminé. La prochaine fois, tu seras mieux préparé.

S’il ôte sa main de sous celle de l’autre, c’est pour se saisir de la bouteille de vin, de laquelle il se sert un verre beaucoup plus grand que ce que la bienséance aurait permis.
Si on sent tant l’arriviste sur toi, tu te feras plaisir de le jouer, comme tu lèves ton verre trop plein pour scander trop fort:

« À de grandes choses! »

Et il boit son verre d’un trait malotru, pour faire passer la bile au goût de défaite. Et pour faire comprendre une dernière fois que Circé pourrait bien regretter son investissement.

circé & temperance