Sous ses doigts le crâne s’enfonce dans le bois et elle retient un rictus satisfait, tout juste animée par la rage de sa dignité entachée. Autour d’elle les autres clients s’étaient éloignés, un mélange de cris et d’encouragements noyés sous la musique omniprésente et excessive. Dans la tête de Babylone, aucun cri, aucun murmure, aucun son ne passait à travers sa barrière d’instinct qui lui criait: danger.

Le sang avait éclaboussé le bar et les éclats de verre volaient au fur et à mesure des coups qu’elle portait dans la violence avec laquelle elle avait grandi, acharnée à montrer -prouver- la raison de ses actions. Une preuve sûrement entachée et plus tard qualifiée d’hystérie disproportionnée, mais elle n’avait jamais fait dans la demi-mesure. C’était lui qui était en tort, alors elle avait bien le droit de le faire voler en éclat.

Une prise sur son bras qui la tire en arrière et elle se retourne sous la force, simultanément prête à mordre et à l’envoyer valser à l’autre bout de la boîte. Mais son voile de rage arrosé de liquide glacé la sonne suffisamment pour qu’elle s’immobilise, choquée. Assez de temps pour être placé brutalement sur une épaule mais pas assez pour qu’elle ne se débatte pas jusqu’à arriver à l’extérieur.

Le froid la prend aux tripes et la fait suffisamment reprendre conscience de son environnement pour qu’elle ne tombe pas sur le pavé quand il la jette à terre, titubant sur ses talons. Le froid ne l’aide pas dans sa robe, mais elle est bien trop préoccupée à vouloir y retourner.

Laissez-moi y ret- quoi?

Les sourcils froncés et les yeux vers son visage, elle met quelques secondes à le reconnaître, mais aucun soulagement, juste un agacement constant.

Putain c’est pas vrai, mais toujours là pour me faire chier!

Une poubelle jetée contre le mur derrière elle -son pouvoir activé par la colère- ni une ni deux elle s’avance à grands pas, le doigt collé sur son torse et suffisamment proche pour le regarder de haut.

J’ai pas fini, il l’a cherché. Oust.

Rage contrôlée mais tout juste pour ne pas l’envoyer lui buter contre le mur -unique chance de coopérer avant qu’elle n’use à nouveau de la force.

De son absence de réaction, elle ne retient qu’une négation qui la fait serrer les dents, sa patience fortement diminuée pour la soirée. Mais elle n’a le temps de rien faire, le contrôle sur son pouvoir bien trop aléatoire quand elle n’y réfléchissait pas suffisamment, pas alors qu’elle sent sa poigne et le monde se retourne. A peine le temps de distinguer les étoiles -celles du ciel ou de son esprit- avant qu’elle ne soit plaquée face contre terre et les bras bloqués dans le dos.
Une vague de panique, du déjà vu, les  doigts et les lèvres qui tremblent à défaut de déchiqueter, Babylone victime se tapie contre le béton. Les yeux sauvages vers celui qui la maintient au sol -les ombres des monstres de son enfance la survolant- elle entend à peine sa voix trembler.

Lâche moi.

Ses paroles mettent du temps à se faire comprendre et son front se plisse à nouveau à la pensée de l’homme se forçant sur une inconnue.

Lâche moi! C’était lui qui fallait sortir, il tripotait une fille, j’lui ai cassé la gueule. Dégage de là!

Les cheveux mouillés collés au visage contre les graviers, elle n’osait pas penser à l’état dans lequel elle était: déjà tachée de sang et trempée jusqu’aux os.

Un ricanement au fond de la gorge à la tentative de moralisation, les yeux levés au ciel. Croyait-il même à ce qu’il disait? Une possibilité qui n’en était pas une dans le monde de Babylone, un rire mi-franc et sidéré comme première réponse.

Parce que tu crois qu’un type comme ça écouterait la première venue qui lui demande sagement d’arrêter? Ces merde là ça sait pas nous écouter.

Ça n'écoute pas les femmes quand ils la considèrent comme un objet, un avis bien plus anecdotique que les courbes qu’ils veulent dominer. Sa violence à elle n’est qu’un détail, un excès bien trop normalisé quand on vit ce qu’elle a vécu. Entre sa vie et celle des autres, le choix était rapidement fait; et quand bien même sa vie n’était pas en jeu, un danger restait un danger.

Babylone n’avait pas l’intention de se calmer. Pas avant de le voir se faire embarquer, pas avant qu’elle voit dans ses yeux qu’il ne recommencera pas la nuit d’après, d’autres victimes de ses abus quand il n’y a pas de furie dans les environs. Mais pour sa propre sécurité, elle force ses muscles à se détendre, allongée sur le sol contre les graviers enfoncés dans sa peau. Attendant qu’il relâche son emprise pour s’enfuir; sans doute pas dans les rues.

C’est bon.

Une voix mesurée et dénuée de la colère qui l’habite encore.

Elle s’en foutait terriblement de son avis sur la question. Babylone ne faisait confiance à personne pour s’occuper à sa place de ce qu’elle voulait faire et ne voyait de toutes manières pas de problèmes à ses actions.

Tant pis pour lui.

Un marmonnement à moitié pour elle parce qu’il avait eu ce qu’il méritait et qu’elle n’avait aucun intérêt à s’arrêter avant qu’il n'ait compris. Elle avait été une jeune femme -attrayante selon les regards, répulsive si on voulait son avis- étrangère et seule, elle avait eu son lot d’emmerdes à son arrivée dans la ville.

Son emprise se fait plus lâche et elle n’attend pas une seconde de plus pour se dégager, roulant rapidement pour se coller contre le mur, les jambes repliées, sur la défensive mais prête à attaquer s’il s’approchait à nouveau. Mais c’est son regard à la limite de la pitié qui s’offre à elle, qu’elle lui rend plus méfiante, et elle jette un coup d’oeil vers la porte de la boîte de nuit, puis vers ses vêtements trempés et ses cheveux collants. Un frisson la parcourt, plus par dégoût qu’autre chose à la sensation du sucre fondu dans ses mèches et contre sa peau.

J’ai plus besoin d’un bain qu’autre chose.

D’un bain et de beaucoup de savon quand l’adrénaline redescendra et la réalité de ses actions la heurtera suffisamment pour qu’elle s’écorche les mains sous l’eau brûlante, vaine tentative de laver ses méfaits.

Mais à défaut d’avoir des cheveux propres, elle se relève, le dos collé contre le mur, retirant les débris du sol contre son visage d’une main tout en essayant de ne pas frotter son maquillage -elle était suffisamment horrible, pas la peine d’en rajouter- et fait mine de se diriger vers la porte.

C’est où?

La poigne sur son bras l’empêche de se faufiler dans la foule comme elle avait prévue -un plan bête mais à tenter, après tout- et il l’emmène à l’étage, dans la salle dont il parlait. Elle retient le chemin et ses yeux cherchent les sorties dès la porte passée par automatisme. Une fenêtre au mur et une seconde porte, mais lorsqu’elle y rentre ce n’est que la salle de bain dénuée de sortie qui lui fait face. Elle peste un instant en fermant la porte derrière elle, avisant les serviettes et le lavabo avant de se mettre au travail.

Elle évite au maximum de se regarder dans le miroir, préférant commencer par nettoyer au mieux sa robe, ses mains puis ses cheveux, à nouveau trempés mais déjà moins collants. Une seconde douche s’imposerait quand elle rentrerait chez elle, mais en attendant elle se contente de les essorer du mieux possible. Puis son visage dans le miroir et une grimace écoeurée, elle s’essuie pour tenter de retrouver sa façade habituel. La peau un peu rose et l’eyeliner légèrement étalé sur le coin des yeux, mais elle est suffisamment satisfaite pour sortir de cette pièce étouffante.

Il s’était assis en l’attendant et elle tourne la tête vers le sweatshirt qu’il désignait, hésitant un instant avant de l’attraper par dépit. Son manteau était resté au vestiaire et tant qu’elle n’était pas entièrement sèche, se balader en petite robe humide était le meilleur moyen de choper la crève. Le vêtement bien trop large sur sa fine silhouette -mais pas trop grand vu sa taille- mais elle ne rechigne pas quand il lui offre un semblant de chaleur. A la place, elle croise les bras, les yeux plissés à sa question avant un mmh affirmatif.

Babylone Kavinsky.

Elle prend une chaise pour s’y installer, dos contre le mur et jambes croisées.

Tu parles, si elle porte plainte ça va lui retomber dessus. T'étais habillée comment, t'as eu des comportements qui laissaient penser que? C'est bon on connait la chanson.

Un soufflement agacé.

C'est presque comme s'il était la victime.

A sa réponse, elle ne fait pas plus que hausser les épaules. Insolence né du besoin de se détacher des autres, elle pouvait au maximum comprendre qu’il faisait juste son travail. C’était une notion à sa portée, de même que le détachement de la loi et de l’envie de bien faire. La notion de justice était loin d’être sa manière de vivre, alors elle pouvait un tant soi peu le comprendre. Ce qui ne l’empêchait pas de ne pas y répondre, de ne pas confirmer. Elle n’avait principalement pas envie de dire qu’elle était de son avis.

Sa seconde remarque le fait soupirer, lassée des reproches quant à son comportement qu’elle trouvait parfaitement adéquat. Lui ne pouvait pas comprendre, sa psy ne pouvait pas comprendre, personne ne pouvait comprendre. Elle était seule dans son monde de violence à savoir pourquoi.
Elle n’avait pas peur d’avoir une plainte portée contre elle. Elle s’en était toujours sortie.

Ma victime ou pas c’est lui qui avait commencé. Et d’abord il y a aussi beaucoup de témoins qui ont vu ce qu’il lui a fait. Alors déjà qu’ils ont rien fait, ils ont franchement rien à dire.

La tête tournée et le regard dans le vide.

Je sais même plus à quoi elle ressemble alors que je voulais voir si elle allait bien.

Marmonnement agacé d’avoir été interrompue, autant que de ne pas se souvenir des traits de la demoiselle qu’elle avait défendue.

Babylone serre les dents à la pique, se retenant tout juste d’attaquer à nouveau, mais y réfléchis à deux fois et préfère ne pas alimenter le débat. Ils ne faisaient que tourner en rond, et si elle n’aimait pas s’avouer vaincue, elle n’était pas du genre à rallumer les débats éteints. Alors elle ravale son venin et saute à la première occasion pour s’en aller; rapidement sur ses pieds, les talons claquant contre le sol et les yeux rivés sur la porte. S’il n’y avait plus moyen pour elle de retrouver l’autre mec, elle n’avait plus de raisons pour rester ici. La soirée était finie et foutue et elle avait juste envie de rentrer près de ses chiens pour se laver et dormir.

Elle jette un coup d’oeil au pull qui engloutissait encore sa silhouette et hoche légèrement la tête, autant pour affirmer avoir entendu ça que son prénom. Thomas, donc. Un ricanement quand elle se rapproche de la porte, une main sur la poignée.

Oui bah crois-moi c’est réciproque.

Elle ouvre la porte et s’apprête à la fermer derrière elle, hésite un instant.

Et le laisse pas s’en sortir. Allez ciao.

La porte claquée, Babylone redescend et longue les murs d’une traite jusqu’au hall pour rendre le pull et récuperer ses affaires, l’oeil sévère quand le personnel inspecte un peu trop près son état, alors qu’ils devraient avoir l’habitude dans ce genre d’endroit. Son long manteau nouée autour de sa taille, une cigarette en main dès qu’elle arrive à l’extérieur et elle se met en marche jusqu’à son appartement.