La nuit ne faisait que commencer quand les lumières rougeâtres du bar se reflétaient sur les silhouettes félines. Verre en main, fin sourire au bord des lèvres, la cheffe des massacreurs observait ses petits d’un œil protecteur même au sein d’un de leurs repères. La main gantée, encore rougie de leurs crimes, porta la boisson à ses lèvres, savourant l’aigreur de l’alcool sur la langue. Oh, qu’il était bon d’être parmi les siens, peut-être était-ce le seul endroit que Lagertha pouvait qualifier de chez-soi : là où les félins se trouvaient.  
Il y avait un félin que la protectrice guettait particulièrement. Le regard vif derrière le verre s’accrochait sur les cheveux bicolores, observait les gestes avec attention, l’esprit occupé par le souvenir du festival du printemps. Il y avait entre dragons et jeune félin, une histoire plus profonde semblait-il que la colère enragée de Lagertha envers Irene. Et Lagertha n’avait pas été aveugle à ces faits.

Elle qui s’érigeait en figure froide savait aussi se faire mère aux crocs acérés pour ses petits. Personne ne blesserait Axelle, non, pas sous sa surveillance, Lagertha y comptait bien.  Elle avait vu Axelle trembler une fois et elle refusait de la voir trembler à nouveau, de colère ou de crainte.
Aussi mal placée fut-elle, tout esprit de colère qu’elle était, Lagertha savait que ces réactions émotives ne causaient que chaos et déchéance. Tout ce qu’elle refusait de voir dans ses rangs, pas après avoir connu sa propre chute. Lagertha avait connu la perte, la douleur des choix coléreux, apeurés, sous l’acclamation d’une matriarche sanguine, sans aucune limite si ce n’était celle de son esprit. Elle refusait tout bonnement de voir la milice gangrenée par les maux de quelques passions mauvaises.
Aussi, lorsque lae milicien.ne s’éclipsa discrètement, Lagertha sentit le pas lae suivre, glissant jusqu’à l’extérieur où une cigarette se glissa entre les lèvres. Ce serait sûrement l’odeur de la nicotine qui la révèlerait à Axelle. Ou ses pas la trahiraient après des années à apprendre à ne laisser qu’un faible bruissement sur son passage.
Quoi qu’il en fut, Lagertha ne put que suivre, sans comprendre pleinement ce pique d’inquiétude et de curiosité qui l’assaillait.

Ou vas-tu donc, Axelle ?

Il y avait eu un tremblement infime sur le visage d’Axelle. Un simple geste qui avait révélé à Lagertha le trouble évident causé par un regard insistant. Sourcils froncés, elle laissait le regard couler sur l’inconnu, oubliait son énième verre entre les doigts en ne trouvant aucune familiarité sur les traits. Un frisson lui glissa sur la peau, arrachant un pli méfiant à ses lèvres quand le verre était abandonné sur le comptoir. Axelle n’allait pas bien et cette personne était coupable de ce ressenti, c’était certain. Un mot fut glissé à une oreille de confiance, “surveille-le” avec un geste discret du menton quand le pas emboitait celui de lae protégé.e. Il y avait tant de secrets autour d’Axelle, tant de mystères bien trop dangereux. Et Lagertha avait bien remarqué l’étau qui se resserrait autour de la gorge de la jeune recrue. Elle avait vu l’inquiétude sur les traits, le tiraillement familier quand le mal nous rattrapait, était-ce bien ça qui tendait le visage ? Alors mère arrangée d’une milice bien aimée, Lagertha n’avait pu que suivre, espérer que l’inconnu du bar ne les suive pas dans les dédales sombres –ou peut-être espérait-elle le contraire, une figure à maltraiter pour la soirée, rien que pour avoir causé l’humeur d’Axelle).

Dans la fraîcheur nocturne, Lagertha ne se cachait qu’à moitié. Elle veillait, attendait de voir la figure se tourner vers elle avec un esprit protecteur piquant son coeur. Elle se préoccupait trop de tout ceux-là qui mourraient cruellement sous ses ordres. Elle avait le front qui se plissait d’inquiétude malgré chaque réprimande silencieuse, ne t’attaches pas, mais il était probablement trop tard pour ça.
La nicotine brûlait familièrement la gorge, les pas d’Axelle semblaient ralentir quand les siens bien vite s’arrêtèrent. Au son de la voix, au regard posé sur elle, Lagertha ne put que sentir les lèvres craqueler en un sourire fin, la cigarette se consumant entre. Une bouffée, le souffle s’étiola dans l’air alors qu’elle comblait la distance entre saon milicien.ne et elle.

– Axelle. Je pense que tu connais ton chemin, non. Le regard était vif, analysant les traits familiers et leurs réactions. Tu pars juste très tôt. Et puis il valait mieux que je te suive, plutôt que voir cet homme derrière toi, n’est-ce pas ?

L’inquiétude bordait bien ses mots mais dans le regard, seule l’éternelle froideur analytique flottait. Tournant la cigarette entre ses doigts, Lagertha se permit un regard vers le ciel. Il était tout aussi trouble qu’Axelle l’était. Changeant au gré du vent et des déboires météorologiques. L’oeil sombre se posait à nouveau sur Axelle. Une main réconfortante aurait pu se poser sur l’épaule. Mais Lagertha n’était pas réconfortante, pas de cette manière. Elle l’était dans le tranchant de sa protection. Telle une aile meurtrière, elle se tenait assez proche pour détruire tout ce qui viendrait toucher ses petits tout en étant trop loin d’eux pour sembler aimante. Son réconfort ne fut que les mots simples, mécaniques.

– Il ne nous a pas suivi en principe, quelqu’un le surveille dedans, j’en aurai été prévenue.

Et Lagertha était là pour ellui. Savoir d’où venait les fantômes dans le regard, comme elle avait pu en avoir dans ses propres yeux. Les pupilles plantées dans les siennes, elle attendait, silencieuse et droite, que les explications viennent à elle avant qu’elle ne les réclame.

Dans les ombres nocturnes, Lagertha avançait vers lae protégé.e d’un pas lent et sûr, l’oreille attentive aux mots quand le visage s’éclairait sous la lumière pâle du lampadaire. La tête se hochant, les lèvres s’entrouvrirent pour laisser un filet de voix rocailleux résonner.

– Il vaut mieux effectivement.

Les mots semblaient résonner contre les bâtiments, se faisant entendre jusqu’à l’autre bout de Daisy Street. Des échos qui risquaient d’arriver aux mauvaises oreilles. Alors à la proposition d’Axelle, l’air se fit plus hésitant, la mâchoire serrée à l’entente du nom d’Orphée. Ils ne s’étaient pas vus depuis leur étrange échange, la révélation d’une identité, d’un meurtre maudits et Lagertha n’était que lâcheté quand l’hypothèse de le croiser se montrait. Mais elle n’en dit rien, espéra avoir de la chance au moins ce soir-là quand une importante discussion s’imposait. Orphée serait un problème pour un autre jour.
Alors Lagertha s’avança, dépassant Axelle à qui elle jeta un regard en coin, un sourire fin sur les lèvres.

– Je te suis.





Les coudes appuyés sur les cuisses, Lagertha s’était installée sans manière sur la première chaise trouvée. Immobile, elle laissait son regard suivre Axelle, sentait la tension dans sa nuque quand iel lui proposait à boire. Une tension qui fit se tendre le corps de Lagertha. C’était là la trace d’horreurs : cette tension quand les histoires du passé venaient nous rattraper.

– N’importe, ne t’embêtes pas, un gin, un whisky, une bière, ça m’est égal. Le regard resta fixé dans celui d’Axelle, dans le silence un court instant, insistant avant que le regard ne se pare d’un voile de douceur compatissante. Détends-toi Axelle, je vais pas te juger ou te balancer aux requins. Et tu n’es pas obligé.e de tout me raconter, juste ce qui importe.

Avec la franchise d’un tranchant de glace, Lagertha s’était imposée, appuyant le menton contre le dos de ses mains jointes, quand bien même elle essayait de laisser de l’espace à sa recrue. Et Lagertha espérait être une confidente à la hauteur.

Le verre était froid contre le cuir, les paumes pouvaient sentir sa fraîcheur par delà la fine protection des gants sombres, les reliefs de la bouteille glissant contre son pouce quand le regard restait planté sur la silhouette d’Axelle. Il y avait bien eu des regards fuyant le long des murs, glissant sur les portes à la recherche d’une silhouette évitée depuis des mois, absente à son grand soulagement. Mais ce fut le seul instant où les yeux sombres quittèrent Axelle du regard. Curieux, inquiet, ce regard sur ellui. Les doigts se crispaient sur la bouteille, le liquide ambré venant pétiller sur la langue quand l’esprit réfléchissait sans répit. Les ennuis d’Axelle étaient-ils si grands pour lui causer tant de crainte ? Lagertha n’en imaginait que des bribes, des identités vagues pour repères dans un drame encore inconnu. Et Lagertha sentait bien la méfiance d’Axelle envers elle, envers tout en ce monde. Rien ne pouvait changer ces doutes sur son visage, Lagertha le savait, elle arborait les mêmes à chaque secret révélé.

Alors les mains restaient fixées à la bouteille sans que les lèvres ne daignent offrir un mot de réconfort en plus de ceux offerts sincèrement, privilégiant l’honnête silence au réconfort si facilement faux qu’elle pourrait offrir. Lagertha ne serait point une madone cruelle. Elle ne serait que froidement juste dans ce monde glacial, c’était ce qu’elle avait décidé. Elle ne dit donc point de mots réconfortants dont elle ne pouvait garantir la véracité, attendit simplement les confessions sans en arracher des lèvres tremblantes. Qu’Axelle prenne son temps, Lagertha attendrait. Ce ne fut que quelques secondes où les seuls bruits furent ceux de la recrue se hissant maladroitement au comptoir.

Les mots coulèrent rapidement. Brefs et précis, si ressemblants à la prudence d’Axelle. Ce ne fut que quelques mots, pourtant lourds de révélations. Lagertha pourrait jeter Axelle à sa perte à la simple prononciation de ce nom maudit. Un autre nom maudit, plus célèbre que le sien parmi ce milieu sanglant. Un nom piquant de ses syllabes, de ces drames qui y étaient accrochés.
Lagertha hocha la tête, l’air si placide quand ses lèvres soufflaient un “je vois” pensif. Les yeux observaient Axelle sous un jour nouveau. Pourtant, iel était toujours la même personne, juste plus entière d’une identité que Lagertha ne lui connaissait pas, rempli.e nouvellement de son histoire familiale. Axelle ne lirait pas de choc dans les pupilles, pas quand Lagertha cachait elle-même une identité, pas quand elle ne trouvait aucune raison d’être perturbée par une histoire sûrement tragique. Comme toutes celles qu’Ellipse semblait porter en son sein.

– Je comprends mieux tout ce désordre. Irene, le nom roulait âprement sur sa langue, acide, on peut dire que les dragons possèdent une sacrée teigne dans leur rang.

Elle portait une telle haine à cette femme presque inconnue. Une hargne immuable quand elle avait dû voir le corps de Nova glisser sous terre. Son simple nom lui rappelait tous ces fantômes que Lagertha se reprochait. Et elle le reprochait à celle-ci, qui avait remué le couteau dans ses plaies béantes d’un simple meurtre. Un sourire fin, crispé comme bien trop souvent, se dessina sur les lèvres de l’aînée, ici pour rassurer lae cadet.te du mieux qu’elle le pouvait. N’était-ce pas le minimum qu’elle pouvait lui donner quand l’enfant avait connu tant de maux ?

– Effectivement, mieux vaut être prudent avec un tel historique, même avec les changements. Et tu n’aurais pas pu me cacher ça bien longtemps, ton angoisse n’est pas des plus discrètes, devant les dragons. Je t’avais à l’oeil depuis le festival, en plus, je n’aime pas voir mes membres instables. Le cuir des gants grinça alors que les doigts s’étiraient, Lagertha réfléchissant son prochain geste. A l’avenir, préviens-moi quand tu reconnais un dragon, mon bar n’est pas uniquement pour les panthers mais il se veut être un endroit confortable pour nous ; ils n’y poseront plus un pied.

Pendant un instant, le souvenir d’Echo s'imposait sur les décisions, une chevelure blanche caressant ses pensées à l’en déranger. Le bar serait un rempart de plus entre elles et Lagertha en était aigrement soulagée lorsqu’une nouvelle gorgée de bière venait rompre le cheminement de sa pensée, lui imposant de se recentrer à nouveau sur les questions importantes.

– Qui est au courant, tu le sais ? J’aurais besoin de savoir si Allary sait, aussi.

Une seconde de silence pensif, elle ne savait pas si elle le lui dirait, si leur cheffe ne savait rien, mais était-ce possible ?