Le son de la vieille caisse enregistreuse qui trônait sur le comptoir de la petite boutique faisait désormais entièrement partie du quotidien de Thomas –une semaine sur deux– et s’il l’avait haïe dans un premier temps c’était désormais devenu une symphonie maladroite à laquelle il avait fini par s’attacher, au moins un peu.
C’était loin d’être le boulot du siècle ; la vérité, c’était que chaque fois qu’il s’asseyait seul derrière ce foutu comptoir, Thomas se surprenait à rêver son ancienne vie faite de rushs d’adrénaline qui ne lui laissaient jamais vraiment le temps de se poser, d’être seul avec ses pensées. S’il se refusait à appeler ça des regrets car il ne regrettait pas ses choix, il devait admettre au moins une certaine mélancolie, fâcheuse et peut-être même dangereuse si elle se faisait plus forte encore.
C’était pour ça qu’il s’accrochait, un peu désespérément, à la douceur du quotidien dont il profitait aujourd’hui ; la caisse enregistreuse, les chamailleries des enfants, les jouets éparpillés dans chaque pièce de la maison, le silence apaisant de la boutique aux heures creuses et les retrouvailles régulières devenues presque rituels hebdomadaires ;
un sourire discret s’esquissa sur ses lèvres lorsqu’il reconnut la silhouette de Conan entrer dans le magasin.

Termina de s’occuper du dernier client tout en saluant le jeune d’un hochement de tête ; il lui indiqua aussitôt le tabouret qui servait à remplir le haut des étalages pour qu’il y pose ses fesses si l’envie lui venait de s’asseoir.

« Ouais je t’écoute ? fit-il machinalement en encaissant le paiement avant d’être saisi par une opportunité parfaite. Ah ! Non en fait moi d’abord j’ai une question pour toi— »

Parce qu’il était hors de question de chercher la réponse sur internet, il en allait de son honneur de parent –son fils savait déjà comment trouver l’historique des recherches sur la tablette.

« Ça veut dire quoi "Yeet" et pourquoi mon gamin de six ans arrête pas de le dire tout le temps en ce moment ? Ça me rend fou, j’ai l’impression il a régressé à utiliser des mots qui existent pas comme ça là ! »

L’hilarité de Conan fit froncer les sourcils de Thomas qui se demandait si c’était de son fils ou de lui-même qu’il riait, et il ne savait pas quelle option il préférait ; il râla un peu pour la forme, mais fini par se joindre au jeune homme d’un ricanement léger, définitivement largué par la réponse à sa question –au final ça ne voulait rien dire ?

Conan reprit son sérieux ceci dit, et comme toutes les autres fois, Thomas s’installa plus confortablement sur son siège et balaya la boutique du regard pour s’assurer que la plupart des clients étaient partis avant de sortir sa cigarette électronique –nouvelle tentative d’arrêter de fumer soldée par un échec, le gadget lui permettait juste de cloper à l’intérieur sans avoir à sortir dorénavant.

« Je t’écoute, vas-y. »

Aussi simple que ça.
Thomas était loin d’avoir les réponses à toutes les questions existentielles qu’on pouvait lui poser, mais il avait au moins la qualité de savoir écouter.
Il tira une taffe au parfum légèrement mentholé et observa nonchalamment les volutes de fumée blanche monter jusqu’au plafond pour s’y évanouir tout en écoutant Conan.
S’il avait eu des obsessions dans la vie ?
Si la haine et la colère pouvaient être qualifiées ainsi alors oui, et il n’en n’était pas fier.

« Quand j’étais plus jeune ouais, clairement. Mais je m’en rendais pas assez compte à l’époque. »

Il avait laissé une colère généralisée enfler comme une plaie purulente et l’avait laissé éclater au visage de celui qu’il avait érigé –à raison sur plusieurs points– comme responsable de tous ses malheurs.
Et il n’avait trouvé que l’horreur dans la vengeance.

« Pourquoi ? »

Conan ne parlait qu’à demi-mots, semblait n’être prêt à révéler que la moitié de ce qui lui pesait sur le cœur et si la chose avait d’ordinaire le don d’irriter Thomas qui aimait les choses simples et directes, il avait également eu le même âge et savait qu’il était parfois difficile d’admettre certaines choses à haute voix car ça les rendait tangibles et l’idée même était angoissante. Ceci étant dit, ça ne l’aidait pas vraiment à trouver les meilleurs conseils à lui donner.
Il s’accouda au comptoir et posa sa joue sur son poing pour s’y appuyer dans une posture détendue malgré ses sourcils froncés.

« Erm, ça dépend de ta situation, y’a des choses qui sont plus faciles à mettre derrière soi que d’autres… »

"Ça dépend", on avait vu mieux comme réponse à une question existentielle.

« Mais globalement si tu te rends compte que si tu te laisses bouffer par ça c’est déjà un bon début. Après faut avoir les couilles de forcer à changer les choses mais c’est une autre paire de manche. »

Il soupira, un peu dépité de ne pas être capable de faire quoi que ce soit avec les informations vagues qu’il lui donnait.

« Écoute Conan je veux bien te filer deux trois conseils si tu veux mais je suis pas devin, faut que tu m’expliques le problème un peu plus clairement si tu veux que je sois utile un minimum. »